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Les antennes diabolique au Maroc 1

par Zélia Leal-Adghirni 2

Article paru dans la Revue Tiers Monde. L XXXVII, n° 146, avril-juin 1996 332 Zélia Leal-Adghirni.
Cet article sous creative commons a été retranscrit depuis la plateforme Persée.fr
Lien: http://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1996_num_37_146_5104
Table des matières:
  1. Introduction
  2. Maroc, guerre contre les démons
  3. Technologie Royale
  4. «Lunes industrielles»

Les 22 États arabes répartis à travers l'Afrique et l'Asie représentent un vaste marché d'environ 200 millions de personnes. Dans cet univers, qui possède en commun la culture arabe-musulmane, la langue officielle est l'arabe littéraire classique, sensé être compris par tous, malgré le fait que chaque pays ait son propre dialecte. En tant qu'ex-colonies, la majorité de ces pays conserve, en seconde option, la langue de la colonisation : le français ou l'anglais, selon la région. Tous possèdent un système de télévision avec au moins une chaîne, presque toujours étatique, dont la langue officielle est l'arabe et intègrent divers programmes étrangers doublés ou sous-titrés.

Les systèmes de communication furent installés dans le monde arabe par les puissances coloniales dans le but de centraliser et de contrôler l'information. Après l'Indépendance, pour des raisons liées à des stratégies de contrôle politique de l'opinion publique, les nouveaux États ont maintenu ces structures fondées sur un modèle fort, centralisé et gouvernemental. La radio, qui surgit d'abord au Maghreb entre 1925 et 1928, fut largement utilisée comme instrument de propagande des idées nationalistes arabes, surtout en Egypte avec Gamel Abdel Nasser. L'émission «La voix des Arabes», transmise directement du Caire, était religieusement écoutée même par la colonie arabe au Brésil. Le leader égyptien en vint à distribuer cent mille transistors aux tribus du Yémen, qui étaient en guerre de Libération.

Toutes les télévisions du monde arabe utilisent les communications spatiales pour la transmission de certaines de leurs émissions (autant pour la diffusion que pour la réception) entre les pays d'une même région. Certains de ces pays utilisent en permanence un satellite pour les communications nationales et disposent d'un répéteur loué annuellement. Depuis sa création en 1969, l'Union de radiodiffusion des États arabes (asbu) s'est montrée intéressée par l'installation d'une chaîne arabe de télécommunications. Depuis le début des années 70 jusqu'à la fin des années 80, le système de communication par satellite du monde arabe dépendait d'Intelsat pour les télécommunications avec l'Europe, en vertu d'un accord signé en 1976 entre l'ASBU et l'Union européenne (UE), dans le contexte de l'Eurovision. A partir de 1985, grâce à un accord de coopération interarabe, est entré en orbite le satellite régional Arabsat, chargé de transmettre informations et événements culturels et sportifs, surtout les matches de football, une «passion nationale». Il s'est donc établi un échange d'informations entre les pays arabes, mis à part la Syrie, l'Irak, le Liban et la Libye qui n'étaient pas, à l'époque, suffisamment équipés pour bénéficier des nouvelles technologies.

Outre le fait d'être équipé de canaux pour la communication régionale entre les différents pays du monde arabe et d'autres canaux pour la communication nationale, Arabsat se distingue des autres satellites car il est également doté d'un récepteur de bande « S » pour la communication communautaire. Les émissions véhiculées par ce canal peuvent être captées dans des régions isolées par de petites stations, relativement peu coûteuses, au moyen d'antennes paraboliques qui ne dépassent guère les 3 m de diamètre. Il s'agit d'un moyen de diffusion semi-direct. L'exploitation de cet équipement particulier était prévue pour la réalisation de programmes éducatifs au service du développement des zones rurales. La réalisation de tels projets aurait impliqué, lors de la conception, des programmes et des films spécifiques destinés à ce public; mais la précarité de la situation économique de ces pays n'a pas même permis que soient construites les petites stations nécessaires à la réception de cette chaîne semi-directe. Ainsi, l'organisation arabe propriétaire du satellite se vit dans l'obligation de louer ce récepteur communautaire de bande « S », conjointement avec cinq autres chaînes de bande « С », à une société commerciale privée, dans le but de réaliser des services de transmission de télévision 3.

Des rivalités politiques à l'intérieur même du monde arabe expliquent le non-fonctionnement des accords de télécommunication et d'échange d'information. Seule une chaîne saoudienne (мвс) dont le siège est à Londres, transmet en arabe, par satellite, pour le reste du monde. Comme on peut donc le constater, la première chaîne arabe commune est née à l'étranger. Une programmation intelligente la transforme en l'une des chaînes de plus grande audience au Maroc. Depuis l'année dernière, la télévision marocaine (chaîne étatique) émet également par satellite pour d'autres pays. En avril 1995, la вес de Londres annonça le lancement d'une chaîne télévisée en arabe, concernant principalement le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord. Le projet coûtera 300 millions de dollars et sera financé par une société d'investissements saoudienne.


1: Ou antennes « paradiaboliques », comme disent les islamistes d'Alger selon Ahmed Moatassime, Arabisation et langue française en Algérie, Paris, PUF, 1992. Cette étude sur la déréglementation de l'espace audiovisuel et l'impact des antennes paraboliques au Maroc a été réalisée dans le cadre d'une recherche universitaire pour le CNPq et a été présentée en septembre 1995 à l'occasion du Colloque Brésil-France des chercheurs en communication à Aracaju (Brésil), organisé par Margarida Kunsch et Yvonne MignotLefebvre.

2: Professeur en sciences de la communication et de l'information à l'Université de Brasilia.

3: Abdallah Chakroun, Les échanges de télévision par Arabsat (1985-1987), in Lunes industrielles, les médias dans le monde arabe, sous la responsabilité de François Chevaldonné, Aix-en-Provence, Edisud, 1988.


MAROC, GUERRE CONTRE LES DÉMONS

L'introduction de nouvelles technologies a inauguré un nouveau scénario pour le paysage audiovisuel du monde arabe, obligeant les gouvernements à modifier leurs politiques de communication. La tendance est d'adopter un genre d'information libérale, adapté aux nécessités des marchés locaux. L'ancien modèle, étatique, à chaîne unique et arabisante, soumis au contrôle d'un régime monarchique, ne peut plus se maintenir.

Le Maroc, plus qu'aucun autre pays arabe, sert aujourd'hui de paradigme pour l'analyse des contradictions internes entre le moderne et le traditionnel. Confronté à l'engouement de la population urbaine pour les antennes paraboliques, les autorités marocaines ont choisi la voie du laissez-faire, en attendant peut-être que le marché crée ses propres lois, avant d'établir une politique nationale de communication face aux nouvelles technologies.

L'organisation de l'espace audiovisuel marocain se fait dans le sens de l'ouverture internationale avec l'invasion des ondes européennes. Approximativement cent chaînes européennes peuvent être captées aujourd'hui au Maroc avec plus de vingt mille antennes paraboliques, selon les chiffres officiels 1. Ce sont des faits devant lesquels le gouvernement marocain n'a pas encore défini de stratégie. «Il s'agit d'une guerre contre les démons», affirme le secrétaire général du Syndicat de la Presse marocaine, ex-ambassadeur au Brésil, Mohammed Larbi Messari, pour expliquer l'impuissance de l'État face aux nouvelles technologies qui abolissent les frontières. Malgré les protestations des courants les plus conservateurs du pays, formés par des leaders nationalistes qui s'opposent à l'invasion des images «venues d'ailleurs», les autorités marocaines tentent ď«organiser» le chaos, tant dans le domaine de la réinvention des produits et systèmes de télévision nationaux que dans celui de la gestion de la multiplicité de chaînes qui inondent le territoire national.

Jusqu'en 1989, il n'existait au Maroc qu'une seule chaîne télévisée. La TVM, étatique, émettait près de quatre heures quotidiennes, avec des émissions en arabe et en français. Comme dans l'ensemble du monde arabe, les importations, des États-Unis et de la France, représentaient plus de 50 % de l'horaire d'antenne. Le dimanche, la programmation commençait plus tôt, à dix heures, avec une émission en direct, destinée aux enfants. Les émissions commençaient et se terminaient, invariablement, par la lecture d'un passage du Coran, l'hymne national et des images du roi Hassan II. Un « menu » faible, composé de feuilletons égyptiens, de séries américaines (de type « Dallas », « Santa Barbara », « Dynastie »...), des classiques de la violence, des soirées musicales avec des chanteurs populaires nationaux ou des orchestres andalous (les week-ends généralement), des journaux télévisés surchargés de nouvelles officielles - activités royales, cérémonies d'accueil, informations à caractère protocolaire, etc. — et des nouvelles de l'étranger, distribuées par les agences internationales.

Avec l'apparition des premières paraboles sur le territoire marocain, quand des jeunes filles nues commencèrent à descendre par les toitures des maisons pour pénétrer dans l'intimité des foyers marocains au beau milieu de l'aprèsmidi, la TVM comprit qu'il était temps de réagir sous peine de perdre complètement son audience. En 1986, tandis que la presse protestait contre la « perversion des coutumes et l'atteinte à la morale » et que la classe moyenne assistait, perplexe, à cette révolution, la TVM se lançait dans une délicate opération de modernisation pour rendre plus agréable le petit écran national. L'opération « Ça bouge à la télé » (sic) était pilotée par une équipe de la chaîne française TF1, qui s'installa à Rabat sous les ordres de l'architecte royal, André Paccard, artiste de caractère et brillant homme d'affaires. De jeunes journalistes furent recrutés par petites annonces dans la presse, se soumettant à des tests de sélection et à une formation professionnelle accélérée. Fait inédit dans le système de recrutement des professionnels, embauchés jusque-là par recommandation ou par patronage politique, malgré l'existence d'une école de journalisme à Rabat.

Du jour au lendemain, la chaîne unique et étatique se modernisa et son temps d'antenne passa de quatre heures par soir à dix heures par jour (de midi à minuit pendant les week-ends). Des génériques déliés et artistiques remplacèrent les ouvertures lourdes et solennelles, tout en maintenant les images du Souverain, mais de façon plus élaborée. De jeunes et belles speakerines présentaient la programmation du jour et le service de météorologie, le tout sur un mode léger et moderne. Le sport et la musique remplissaient désormais la programmation; cependant les journaux télévisés gardèrent leur air solennel, officiel et ennuyeux. Par conséquent, les publics les plus exigeants continuaient de regarder les « images venues d'ailleurs », grâce aux antennes installées sur les toits, pour pouvoir en savoir plus sur ce qui se passait dans le monde et parfois même dans leur propre pays.

Peu de temps après, la TVM lança les telenovelas brésiliennes, qui ont prospéré jusqu'à présent, malgré la concurrence des feuilletons mexicains, plus proches des traditionnels épisodes égyptiens auxquels le public était déjà habitué. Mais ce qui provoqua la véritable révolution des médias au Maroc fut l'apparition d'une chaîne privée, par abonnement, au moyen de la location d'un décodeur. En mars 1989, la chaîne 2M (2 Maroc internationale), naît d'un contrat entre I'ona (un puissant holding marocain, dont la majorité du capital appartient à la famille royale), la bmce et des investissements français et canadien (TF1 et Videotron). L'État supprime les transmissions de TV5 et met de l'ordre dans le circuit des vidéoclubs (où tout était fait de façon irrégulière, sans paiement des droits d'auteurs) et prépare un terrain favorable à la chaîne étatique, pour qu'elle puisse rivaliser avec la chaîne privée. Le nombre d'abonnés doubla, en moins d'un an, les prévisions faites pour les cinq prochaines années. Regorgeant d'annonces commerciales (la tvm avait elle-même admis la publicité auparavant mais dans une bande horaire spécifique), de films étrangers, de concerts de hard rock mais manquant presque totalement d'information (deux fois par jour, des images fournies par les agences internationales défilaient sur le petit écran, accompagnées de commentaires en off), la chaîne 2M avait un public garanti parmi les jeunes des grands centres urbains. Cette deuxième chaîne, privée et commerciale démarra avec l'ambition d'être une chaîne internationale, émettant sa programmation vers d'autres pays arabes et africains. Mais aujourd'hui, six ans après sa création, la chaîne à abonnement semble avoir trouvé une vocation essentiellement nationale. La dénomination « internationale » fut supprimée et le prolongement de l'horaire d'antenne, atteignant près de vingt heures quotidiennes de programmation, représente aujourd'hui une forte concurrence pour les chaînes captées par parabole. Ce qui distingue 2M des chaînes étrangères est le fait que le public peut assister à des émissions marocaines. La production locale représente aujourd'hui plus d'un tiers du volume des diffusions. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur la programmation pour comprendre que 2M investit dans une télévision du type moderne et dynamique, qui n'hésite pas à aborder des thèmes polémiques tels que le Sida, la prostitution, le trafic d'enfants et les procédures électorales.

Depuis 1995, les deux chaînes marocaines diffusent des journaux télévisés en berbère, ce qui représente une nouveauté car l'expression publique dans le dialecte marocain originel était interdite auparavant. Des journaux télévisés en espagnol, adressés surtout aux populations du nord du pays, existent depuis longtemps.


1 . Ce chiffre a été annoncé lors du Colloque sur l'information et la communication, tenu à Rabat en 1993; mais, de toute évidence, ce nombre doit être multiplié au moins par dix.


TECHNOLOGIE ROYALE

En 1987, les autorités marocaines avaient officiellement sollicité auprès du gouvernement espagnol l'installation d'une infrastructure technique permettant la diffusion de la télévision publique madrilène sur tout le territoire marocain. En Tunisie, une chaîne télévisée internationale et d'expression française, TV5, lancée en 1983 en coopération avec la France, distribuait avec succès une sélection des émissions de chaînes publiques françaises. L'expérience a bien marché et, en 1985, l'installation de retransmetteurs (évaluée à 10 millions de dollars) permit également la diffusion, sur tout le territoire national, d'émissions de la RAI italienne.

La pénétration des flux de programmes télévisés étrangers fut largement amplifié par les satellites français et allemands de télédiffusion directe installés dans la région, embryon du premier parc d'antennes paraboliques, laissant loin derrière le temps où le public captait les images « d'ailleurs » à l'aide d'une antenne de fabrication artisanale faite à partir d'une marmite à couscous installée sur le toit.

Si nous faisons une rapide rétrospective, toute la société marocaine savait qu'au début des années 80 la réception de signaux de télévisions étrangères n'était possible que grâce à un dispositif de télécommunications installé au palais royal, destiné à l'usage personnel du roi. Ainsi, seule la population de Rabat et des alentours avait la possibilité de capter les émissions des chaînes étrangères, limitées à cette époque à la France, l'Italie et l'Espagne. Quand le roi voyageait, il emportait le retransmetteur avec lui, l'installant ainsi dans ses divers palais: Fez, Marrakech, Casablanca. Tandis que la population de Rabat était privée des RAI, TV5 et compagnie, les habitants des villes où était hébergé le souverain profitaient de la nouveauté. La situation devint telle que le roi laissa un retransmetteur partout où il passait. Par conséquent, les habitants de tous les grands centres urbains bénéficiaient des chaînes étrangères.

Tout ce scénario, monté comme si la technologie était un cadeau du roi à son peuple, commença à se modifier au fur et à mesure que de puissantes antennes paraboliques se mirent à envahir le marché intérieur (contrebande) à travers l'Espagne, séparée de Tanger seulement par le détroit de Gibraltar. Le territoire marocain regorge, de nos jours, de paraboles et les hommes de loi tentent de s'adapter à cette nouvelle réalité, étant donné qu'ils ne peuvent empêcher l'éclatement des frontières spatiales. Actuellement, il est possible d'acheter légalement n'importe quel type d'antenne, dont le prix varie de 100 à 4 000$, sur le marché marocain, officiel ou parallèle. En novembre 1992, le gouvernement annonça un décret légitimé par le «monopole de l'État en matière de téléphonie et télégraphie», pour essayer de «régulariser la mise en place et l'utilisation des stations terrestres de réception de signaux radiodiffusés émis par satellite». Entre autres choses, le décret détermine que l'installation des dites antennes, à titre individuel ou communautaire, est soumise à une déclaration administrative effectuée auprès des autorités gouvernementales chargées des communications. Les usagers auraient peut-être accepté cette mesure bureaucratique de contrôle si elle n'avait été accompagnée de l'imposition d'une taxe de 5 000 dirhams (près de 650$) par antenne installée. Les usagers réagirent et refusèrent de payer. On essaya d'établir un contact personnel, de porte à porte, avec les supposés propriétaires des paraboles, mais les interrogés répondaient vaguement que le «truc en fer», que la «machine» sur le toit ne leur appartenait pas, que le propriétaire devait être le voisin, etc., semant ainsi la zizanie et dribblant le contrôle étatique. En réalité, cette mesure ne fut jamais appliquée, l'opinion publique ayant prouvé, arguments à l'appui, que l'Etat ne fournissait aucune technologie et aucune prestation de service qui put justifier de tels recouvrements. De plus, un mouvement mené par les avocats marocains alléguait que la mesure allait contre la Constitution qui garantit le droit à l'information et qu'elle portait atteinte aux droits des citoyens. Le roi Hassan II, lui-même, prit position contre ledit décret, se définissant comme un homme libéral qui défend le droit à la libre circulation des images et de l'information.

Confortée par ces arguments, la cour suprême abrogea le décret et les Marocains peuvent aujourd'hui percevoir le monde à travers une quantité considérable de chaînes internationales sans dépenser un seul centime sauf le prix de l'antenne qui varie selon la dimension et le niveau de sophistication. Le nombre d'antennes paraboliques est encore faible si l'on tient compte du fait que la population marocaine est de 27 millions d'habitants, dont la moitié vit dans les villes. Mais ce nombre est en expansion et s'il ne grandit pas plus Les antennes diaboliques au Maroc 337 vite c'est pour des raisons tenant au pouvoir d'achat qui est très bas. Il faut également considérer le fait que chaque récepteur de télévision correspond à un nombre assez large de téléspectateurs car les familles sont nombreuses et ont l'habitude de se réunir devant la télévision.

«LUNES INDUSTRIELLES»

Les «Lunes industrielles» qui brillent aujourd'hui dans le ciel marocain et qui se reflètent dans une infinité d'antennes paraboliques ouvrent un espace démocratique au sein de la société, ce que plusieurs années de discours pré- et postindépendance n'étaient pas parvenues à créer. Dans un pays où la presse est militante, où la majorité des journaux appartient aux partis politiques, où la grande agence d'information est étatique (Maghreb arabe Presse, map), où, jusqu'au début de 1995, le ministère de l'Information, lié au ministère de l'Intérieur, était responsable des communications, où le chef de ce même ministère ne dialoguait pas avec la presse et où la simple idée d'un système de mass media commercial et privé faisait peur à l'opinion publique, l'introduction des nouvelles technologies entraîne une véritable révolution interne. «La télévision par satellite ouvre des perspectives inédites à l'information et réveille les démons de la censure et du contrôle médiatique» affirme le journaliste marocain Abdallah Bensmain. «La course à l'image à laquelle nous assistons peut faire de nous de simples spectateurs à part entière. Cela dépend de l'attitude à observer et des moyens à mettre en œuvre pour assurer une présence offensive et non défensive.»!

De toute manière, les autorités semblent avoir compris le désir de liberté de la société et s'adaptent rapidement à cette ambiance libérale. Ils paraissent déjà lointains, les temps où les émissions de télévisions étrangères étaient brouillées et où les publications nationales étaient supprimées simplement parce qu'elles contenaient des critiques faites au gouvernement ou parce qu'elles comportaient un détail quelconque susceptible de gêner les autorités. Ainsi, de nombreuses et importantes revues telles que Kalima et Lamalif disparurent à cause des pressions économiques et/ou politiques directes de la part des autorités. Le Maroc n'a jamais admis l'existence d'une censure mais les journalistes avaient des notions très nettes de ce qu'il était interdit de publier.

Aujourd'hui, diverses initiatives d'ouverture sont conduites du haut vers le bas. Ainsi, pendant le Ier Colloque national sur l'information et la communication (infocom) réalisé à Rabat en avril 1993 — et qui procura des conquêtes extraordinaires pour les journalistes —, lors d'un message adressé aux participants, le roi Hassan II demanda au secteur privé de participer activement au développement de l'industrie des communications et aux administrations d'être plus ouvertes aux moyens d'information.

Dans le secteur de la télévision, le marché semble être très attractif. Le n°1 mondial des travaux publics, Bouygues (propriétaire actuel de l'ех-chaîne étatique française TF1 et actionnaire de la 2e chaîne marocaine 2M) a signé un contrat avec le Maroc pour construire 22 000 habitations sociales et 750 centres commerciaux. Le projet est estimé à 290 millions de dollars et sera dirigé par l'architecte français Michel Pinseau, celui-là même qui a construit la grande mosquée de Casablanca. Des sources de l'Agence France Presse révèlent que la rentabilité de Bouygues serait moindre sur ces marchés car le véritable intérêt est d'investir dans le secteur des communications. En réalité, l'entreprise viserait la prospection des chaînes de télévision régionales, secteur complètement inexploité pour le moment dans le pays.

Dans l'expansion planétaire du marché des communications audiovisuelles, le Maroc ouvre son ciel à une pluie d'images tous azimuts, exposant sa culture et son territoire au risque de ce que certains appellent la «nouvelle colonisation par satellisation». Le défi est de taille mais l'opinion publique semble avoir opté pour le droit de choisir, avec le consentement, bien sûr, des autorités responsables. Elles auraient pu, comme en Arabie Saoudite, simplement interdire (ou, comme souhaite le faire la Tunisie, soumettre les paraboles à déclaration et les taxer) mais, comme l'affirment des intellectuels marocains, l'interdiction est synonyme de faillite politique et culturelle. Ainsi le Maroc se libéralise en entrant de plain pied dans l'économie de marché et la mondialisation des communications semble avoir été choisie comme porte d'entrée pour l'occidentalisation par option. Mais si la tendance observée aujourd'hui est l'ouverture totale à la consommation d'images venues d'ailleurs par les «antennes diaboliques», il n'est sans doute pas faux d'en déduire que l'excès de mondialisation peut rapidement aboutir à la saturation. Si dans le passé, au nom d'une conscience nationale, les Marocains décidèrent de rompre avec le protectorat politique français, ils peuvent aujourd'hui, au nom de leur identité culturelle, exiger de la part de «l'intelligentsia» dirigeante locale plus de respect et plus de qualité de production dans le marché des biens symboliques.

La course à l'image ne fait que commencer et la télévision du futur sera interactive. Si le Maroc ne veut pas rester en queue de l'histoire, il sera obligé de se transformer, passant de la condition de consommateur passif d'images étrangères à celle de producteur compétitif de biens symboliques dans les nouvelles croisées de l'information médiatique.


1 . Abdallah Bensmain, La Course à l'Image, article publié dans le journal La vie économique, Casablanca, 8 avril 1994.