Intervention à la gare de Lyon, lors des grèves de décembre 1995.
Tiré de l'ouvrage "Contre-feux" de Pierre Bourdieu, éditions Raisons d'agir, 2019.
Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d'une civilisation, associée à l'existence du service public, celle de l'égalité républicaine des droits, droits à l'éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l'art, et, par-dessus tout, au travail. Je suis ici pour dire que nous comprenons ce mouvement profond, c'est-à-dire à la fois le désespoir et les espoirs qui s'y expriment, et que nous ressentons aussi; pour dire que nous ne comprenons pas (ou que nous ne comprenons que trop) ceux qui ne le comprennent pas, tel ce philosophe qui, dans le Journal du dimanche du 10 décembre, découvre avec stupéfaction le gouffre entre «la compréhension rationnelle du monde», incarnée, selon lui, par Juppé, - il le dit toutes lettres -, «et le désir profond des en gens». Cette opposition entre la vision à long terme de l'« élite» éclairée et les pulsions à courte vue du peuple ou de ses représentants, est typique de la pensée réactionnaire de tous les temps et de tous les pays; mais elle prend aujourd'hui une forme nouvelle, avec la noblesse d'État, qui puise la conviction de sa légitimité dans le titre scolaire et dans l'autorité de la science, économique notamment: pour ces nouveaux gouvernants de droit divin, non seulement la raison et la modernité, mais aussi le mouvement, le changement, sont du côté des patrons ou gouvernants, ministres, experts»; la déraison et l'archaïsme, l'inertie et le conservatisme du côté du intellectuels critiques. peuple, des syndicats, des intellectuels critiques.
C'est cette certitude technocratique qu'exprime Juppé, lorsqu'il s'écrie: «Je veux que la France soit un pays sérieux et un pays heureux». Ce qui peut se traduire: «je veux que les gens sérieux, c'est-à-dire, les élites, les énarques, ceux qui savent ou de est le bonheur du peuple, soient en mesure faire le bonheur du peuple, fut-ce malgré lui, c'est-à-dire contre sa volonté; en effet, aveuglé par ses désirs, dont parlait le philosophe, le peuple ne connait pas son bonheur - en particulier son bonheur d'être governé par des gens qui, comme M. Juppé, connaissent son bonheur mieux que lui». Voilà comment pensent les technocrates et comment ils entendent la démocratie. Et l'on comprend qu'ils ne comprennent pas que le peuple, au nom duquel ils prétendent gouverner, descende dans la rue - comble d'ingratitude! - pour sopposer à eux. Cette noblesse d'État, qui prêche le dépérissement de l'État et le règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial du citoyen, a fait main basse sur l'État; elle a fait du bien public, un bien privé, de la chose publique, de la République, sa chose. Ce qui est en jeu, aujourd'hui, c'est la reconquête de la démocratie contre la technocratie: il faut en finir avec la tyrannie des experts», style Banque mondiale ou FMI, qui imposent sans discussion les verdicts du nouveau Léviathan, «les marchés financiers», et qui n'entendent pas négocier, mais «expliquer» il faut rompre ave la nouvelle foi en l'inévitabilité historique que professent les théoriciens du libéralisme; il faut inventer les nouvelles formes d'un travail politique collectif capable de prendre acte des nécessités, économiques notamment (ce peut être la tâche des experts), mais pour les combattre et, le cas échéant, les neutraliser. La crise d'aujourd'hui est une chance historique, pour la France et sans doute aussi pour tous ceux, chaque jour plus nombreux, qui, en Europe et ailleurs dans le monde, refusent la nouvelle alternative: libéralisme ou barbarie. Cheminots, postiers, enseignants, employés des services publics, étudiants, et tant d'autres, activement ou passivement engagés dans le mouvement, ont posé, par leurs manifestations, par leurs déclarations, par les réflexions innombrables qu'ils ont déclenchées et que le couvercle médiatique s' efforce en vain d'étouffer, des problèmes tout à fait fondamentaux, trop importants pour être laissés à des technocrates aussi suffisants qu'insuffisants: comment restituer aux premiers intéressés, c'est-à-dire à chacun de nous, la définition éclairée et raisonnable de l'avenir des services publics, santé, éducation, transports, etc., en liaison notamment ave ceux qui, dans les autres pays d'Europe, sont exposés aux mêmes menaces ? Comment réinventer l'école de la République, en refusant la mise en place progressive, au niveau de l'enseignement supérieur, d'une éducation à deux vitesses, symbolisée par l'opposition entre les Grandes écoles et les facultés? Et l'on peut poser la même question à propos de la santé ou des transports. Comment utter contre la précarisation qui frappe tous les personnels des services publics et qui entraîne des formes de dépendance et de soumission, particulièrement funestes dans les entreprises de diffusion culturelle, radio, télévision ou journalisme, par l'effet de censure qu'elles exercent, ou même dans l'enseignement?
Dans le travail de réinvention de services publics, les intellectuels, écrivains, artistes, savants, etc., ont un rôle déterminant à jouer. Ils peuvent d'abord contribuer à briser le monopole de 'orthodoxie technocratique sur les moyens de diffusion. Mais ils peuvent aussi s'engager, de manière organisée et permanente, et dans les rencontres occasionnelles d'une pas seulement crise, aux côtés de ceux conjoncture de qui sont en mesure d'orienter efficacement l'avenir de la société, associations et syndicats notamment, et travailler à élaborer des analyses rigoureuses et des propositions inventives sur les grandes questions 'orthodoxie médiatico-politique interdit de que poser: je particulier à la question de l'unification du champ pense en économique mondial et des effets économiques et sociaux de la nouvelle division mondiale du travail, ou à la question des prétendues lois d'airain des marchés financiers au nom desquelles son sacrifiées tant d'initiatives politiques, à la à question des tonctions de l'éducation et de la culture dans des économies où le capital informationnel est devenu une des forces productives les plus déterminantes, etc.
Ce programme pet paraître abstrait et purement théorique. Mais on put récuser le technocratisme autoritaire sans tomber dans un populisme, auquel les mouvements sociaux du passé ont trop souvent sacrifié, et qui fait le jeu, une fois de plus, des technocrates.
Ce que j'ai voulu exprimer, en tout cas, peut-être maladroitement, et j'en demande pardon à ceux que j'aurais pu choquer ou ennuyer -, c'est une solidarité réelle avec ceux qui se battent aujourd'hui pour changer la société: je pense en effet qu'on ne put combattre efficacement la technocratie, nationale et internationale, qu'en l'affrontant sur son terrain privilégié, celui de la science, économique notamment, et en opposant à la connaissance abstraite et mutilée dont elle se prévaut, une connaissance plus respectueuse des hommes et des réalités auxquelles ils sont confrontés. Paris, décembre 1995