Extraits des "Written Trailers", parues dans le catalogue *Harun Farocki: Against What? Against Whom?*, dirigé par Antje Ehmann et Kodwo Eshun, éd. Koenig Books, 2009, traduits de l'anglais par Eva Markovits.
Traduction publiée dans le fascicule accompagnant la retrospective au centre pompidou (23 nov. 2017 — 14 jan. 2018)
J'aurais dû naître à Berlin mais nous avons quitté la ville à cause des bombardements. Je suis né à Neutitschein qui s'appelle aujourd'hui Novy Jičín, à l'époque dans le Sudetengau, aujourd'hui en République Tchèque. Nous ne sommes restés là bas que quelques semaines; nous y avons passé moins de temps qu'il ne m'en a fallu depuis pour expliquer que je suis ni Tchèque ni un Allemand des Sudètes. J'ai également passé beaucoup de temps à épeler mon nom, Harun El Usman Faroqhi, jusqu'à ce que je le simplifie en 1969.
Mon père était indien. Ma mère était allemande et a grandi à Berlin. En 1947, nous sommes allés habiter en Inde où mon père avait l'intention de s'installer comme médecin. En 1949, nous avons emménagé en Indonésie.
Nous sommes revenus en Allemagne et avons vécu à Bad Godesberg, une petite ville près de Bonn où seulement cinq maisons avaient été bombardées et où j'ai été scolarisé dans une école jésuite dans laquelle la majorité des garçons étaient issus de l'élite économique et politique. J'ai vu mes premiers westerns et films de gangsters au cinéma Burglichspiele.
Mon père a installé son cabinet médical à Hambourg. J'ai vu la première mondiale de Sainte Jeanne des Abattoirs de Brecht. Ça ne se passait pas bien pour moi à l'école. J'ai fugué plusieurs fois, je voulais devenir écrivain.
Cette année là j'ai réalisé mon premier film de trois minutes pour une chaîne de télévision berlinoise. J'ai été admis à la toute nouvelle école de cinéma. l'Académie allemande du film et de la télévision de Berlin (la DFFB).
J'ai été renvoyé de l'école de cinéma avec cinq autres étudiants après un examen intermédiaire. Ceci a donné lieu à une grande manifestation des autres étudiants qui a pris de l'ampleur l'été suivant et, à l'automne, nous avons éte réadmis pour une année à l'essai.
Pour une fois dans ma vie, j'ai été en avance sur Godard: au début de l'année, nous avons interrompu le festival de cinéma expérimental de Knokke-le-Zoute, en Belgique, heureusement pas pendant la projection des films de Shirley Clarke et de Michael Snow. J'ai été à nouveau expulsé de l'école de cinéma, cette fois avec une quinzaine d'autres étudiants, à cause de nos activités politiques.
J'ai fait un ourt métrage avec un budget de 15.000 Deutsch Mark (Feu inextinguible). Les critiques m'ont accusé de laisser-aller technique et de calculs excessifs. à cette époque les choses évoluaient rapidement et quelques mois plus tard, le film n'a plus été considéré comme une objet froid ou maladroit: il a été reconnu, même au-delà du mouvement anti-guerre du Vietnam.
Nous avions le projet avec Hartmut Bitomsky. D'adapter le Capital de Karl Marx: la première partie, La Division de tous les jours, a été achevée cette année là. Nous avons lu Marx et ses commentaires et textes sur la sémiotique, la cybernétique, la didactique et les machines intelligentes. Notre programme: "faire du cinéma de façon scientifique et faire des sciences de façon politique."
Ce n'était pas facile de faire quelque chose de politique à la télévision, d'abord parce que je ne voulais pas appréhender la politique comme simple contenu ou discours. J'étais à la recherche d'une pratique avant-gardiste comme celle du groupe Dziga Vertov ou de la revue Tel Quel.
J'ai essayé en vain pendant des années de trouver les moyens de faire un film qui montrerait comment la contradiction entre les forces et les rapports de production a poussé l'industrie allemande vers la crise et Hitler. Entre deux guerres a été terminé durant l'été 1978. J'avais appris à gagner de l'argent. C'est-à-dire que j'avais appris à utiliser l'instrument télévisuel. De 1979 à 2000, j'ai pu produire un film par an avec des financements télévisuels, parfois même deux ou trois.
Pour Quelque chose devient visible (le Vietnam nous appartient, 1982), j'ai reçu environ 300.000 DM de la ZDF. en 1980, deux semaines avant le tournage, j'ai pris conscience de quelque chose que je ne m'étais pas avoué: j'avais pris le parti du Vietcong sans aborder la politique du régime communiste vainqueur et sans évoquer les boat people ni les camps de détention. J'ai tout annulé et j'ai écrit un nouveau scénario.
Nous avons tourné quelques jours dans un studio qui appartenait qu magazine Playboy à Munich, pour filmer la fabrication du poster central représentant une fille nue (Une image). J'ai longtemps voulu relier l'effet d'aliénation non seulement à Brecht mais aussi au pop art. J'ai eu l'idée de documenter les processus de production des industries culturelles avec ma caméra, à distance mais jusqu'au moindre détail.
Pendant de nombreuses années, j'avais procédé en réunissant de la matière que je transformais en scénario, avec une sorte d'intrigue et des personnages qui devaient la porter. Cela me paraissait à présent un détour inutile. J'avais trouvé un moyen pour que les textes deviennent moteurs sans passer par le détour d'une action.
À la fin des années 1960, j'avais entendu parler d'un film de formation pour apprendre aux managers à gérer leurs employés. Ils étaient censés s'entraîner par exemple à démolir une personne et à en complimenter une autre. J'ai alors proposé à un producteur télé de faire un film sur des séminaires de management. Quand le film Endoctrinement (1986) a été diffusé, il a capté presque un tiers de l'audience. J'ai appris qu'en 1944, des bombardiers américains venus d'Italie pour attaquer des usines en pologne avaient pris des photos aériennes d'Auschwitz. C'est une métaphore très forte: des images des camps ont été faites sans que personne ne s'en aperçoivent et n'ont pu être déchiffrées que des décennies plus tard. La prochaine destruction massive par les armes nucléaires était mon point de départ. Presque personne n'a réagi à cette tentative de relier Auschwitz aux armements actuels. J'ai travaillé sur deux version (Images de guerre, 1987; Images du monde et inscription de la guerre, 1988) pendant près de deux ans, essentiellement à la table de montage.
En 1990, j'ai lu un livre sur la chute de Ceaucescu, dirigé par Hubertus von Ameluncen et Andrei Ujica. J'ai eu l'idée de faire un film où des personnes qui comprennent quelque chose à la politique et aux images analyseraient en détail une série d'images de ces quelques jours de décembre 1989. Réaliser un film comme un séminaire. Andrei Ujica a suggéré que nous le fassions ensemble et pendant l'été 1991, nous sommes allés à Bucarest. Après avoir vu et revu des images qui montraient des dizaines voire des centaines de milliers de gens se réunir pour faire tomber le régime, il semblait absurde d'appeler cela une révolution télévisuelle. Nous avons abandonné notre idée initiale de mener une analyse filmée et avons décidé de reconstituer les cinq jours d'une révolution. du 21 au 25 décembre 1989, à partir de sources variées et de la façon la plus complète possible. Je n'avais jamais imaginé qu'un film au sujet d'une révolution me tomberait dessus comme ça. Qui plus est un film sur une révolution qui n'instaurait pas mais abolissait le socialisme.
J'ai parlé à Werner Dütsch de la chaîne WDR d'un film que je souhaitais faire pour le centième anniversaire du cinéma. Un film qui traiterait du premier motif du premier film jamais présenté en public: La Sortie de l'usine Lunière à Lyon (1895). J'ai regardé des longs métrages des films documentaires, des films industriels ainsi que des vidéos d'entreprise.
En 1995, Régis Durand m'a invité à contribuer à l'exposition organisée à Villeneuve d'Ascq (Lille), me demandant de faire un essai en vidéo sur mon propre travail. [...] Je voulais travailler en double écran. J'attendais l'occasion depuis que j'avais vu Numéro deux de Godard (1975).
Parfois des amis se plaignaient qu'en cinq ans, depuis Vidéogrammes d'une révolution, je n'avais pas fait de long film. Pas de long métrage ou de film comparable à un livre, seulement des courts, commes des articles de journaux. Je me rends compte maintenant que je préférais ce petit format parce que je n'avais rien de grand à dire. Après tout, la chose à laquelle je voulais contribuer, la révolution sociale, avait été annulée.
J'avais déjà réalisé deux œuvres en double écran et j'étais à la recherche d'un sujet qui nécessiterait la comparaison entre deux images. J'ai pensé au traitement d'image qui consiste souvent à transformer une image vidéo en image numérique. La guerre des forces alliées contre l'Irak en 1991 m'est revenue à l'esprit. Un nouveau type d'images était apparu à la télévision à l'époque: filmées depuis la tête d'un projectile filant jusqu'à son objectif — quand il atteignait sa cible, la transmission s'arrêtait. On disait qu'il s'agissait d'images provenant d'arnmes intelligentes. Pendant les trois ans qui ont suivi, je me suis intéressé à ces questions et j'ai réalisé trois installations: Œil/Machine (2001), II (2002) et III (2003). J'ai aussi fait le film Reconnaître et Poursuivre (2003).
J'ai eu l'idée d'un film en cinéma direct sur le capital-risque (Rien sans risque, 2004). C'est seulement après l'avoir réalisé que je me suis rendu compte que c'était la première fois que je voyais toute une négociation financière dans un documentaire.
En janvier 2009, nous avons tourné deux jours sur une base militaire à Fort Lewis, près de Seattle, Washington. Nous filmions un atelier dans lequel des thérapeutes du civil expliquaient à des thérapeutes militaires comment travailler avec Virtual Iraq qui est utilisé dans le traitement des soldats et des vétérans traumatisés par la guerre. Virtual Iraq, ou VI, est une programme d'animation numérique qui est supposé faciliter ou renforcer l'immersion. la plongée dans la source du traumatisme. Les images qui ont été fabriquées pour provoquer le souvenir d'un événement traumatisant sont semblables à celles qui sont utilisées aujourd'hui pour entraîner les soldats américains et les préparer aux champs de bataille. J'aimerais traiter de ça dans mon prochain travail.