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LES
PETITS BOURGEOIS
SCÈNH
DE LA VIE PARISIENNE.
VII
TOUT OU RIEN.
En sortant du parquet, Thuillier ne pouvait plus conserver la moindre illusion. Il était sous le coup d'une poursuite des plus sérieuses, et à la manière sévère dont il avait été reçu, tout devait lui faire croire qu'en même temps il serait traité sans aucune indulgence.
Alors, comme il arrive toujours entre complices, après le mauvais succès de l'affaire
faite en commun, commencèrent pour la Peyrade les aigres interpellations : « Il n'avait fait attention à rien de ce qu'il écrivait; il s'était donné pleine carrière avec ses stupides idées saint-simoniennes ; il se moquait bien des conséquences ! ce n'était pas lui qui devait payer l'amende et aller en prison ! » Puis, comme la Peyrade répondait que l'affaire ne lui paraissait pas grave et qu'il se chargeait d'emporter un verdict de non-culpabilité : — Parbleu! c'est tout simple, lui répondit Thuillier, monsieur ne voit là dedans qu'une cause à effet, mais je ne mettrai pas mon honneur et ma fortune entre les mains d'un étourneau de votre espèce. Je prendrai un grand avocat, si l'affaire vient à l'audience. J'ai assez de votre collaboration comme çà !
Sous l'injustice de ces reproches, la Pey- rade sentait sa tête se monter. Toutefois, il se voyait désarmé, et, ne voulant pas de rupture, il finit par se séparer de Thuillier en disant qu'il pardonnait à un homme exalté par la peur, et que dans l'après-midi il irait voir s'il avait repris un peu de calme ; en même temps on verrait à s'entendre sur les démarches qui pourrait être tentées.
En effet, vers quatre heures, le Provençal passa à la maison du boulevard de la Madeleine. L'irritation de Thuillier s'était apaisée et avait fait place à une consternation effrayante.
On aurait dû, une demi-heure plus tard, venir le chercher pour le conduire à l'échafaud, qu'il n'eût pas été plus défait et plus abattu.
Madame Thuillier, quand l'avocat entra, était occupée à lui faire prendre une infusion de tilleul. La pauvre femme était sortie de son apathie ordinaire et se montrait, auprès d'un autre Sabinus, une véritable Éponine.
Quant à Brigitte, qui bientôt apparut portant elle-même un bain de pieds, elle fut, pour l'avocat, sans merci ni mesure ; ses reproches âpres, amers et hors de toute proportion avec la faute, en supposant qu'il y en eût une de commise, eussent fait sortir de son caractère l'homme le plus placide. La Peyrade se sentit perdu dans le ménage Thuillier où l'on paraissait exploiter avec amour l'occasion de lui manquer de parole et de se donner toute liberté pour la plus révoltante ingratitude. Sur une ironique allusion à la manière dont il savaitfaire décorer ses amis, il se leva et prit congé, sans qu'aucune instance fût faite pour le retenir.
Après avoir un peu marché dans la rue, le Provençal, au milieu de son indignation, eut un souvenir de madame de Godollo, et, à vrai dire, depuis leur première entrevue, sa pensée s'était bien souvent arrêtée sur la belle étrangère.
Ce n'était pas seulement une fois que, se trouvant chez Thuillier quand il y arrivait, elle avait levé la séance : ce manège s'était reproduit lors de toutes leurs rencontres; et sans en savoir au juste le sens, la Peyrade s'était dit que, dans tous les cas, cette affectation à le fuir signifiait autre chose que de l'indifférence. Après la première visite, retourner immédiatement chez la belle étrangère n'eût pas été habile ; mais à l'heure où il était arrivé, tout le délai nécessaire pour faire supposer un homme resté entièrement maître de lui-même se trouvait écoulé. Il revint donc sur ses pas et, sans demander au concierge si la comtesse était chez elle, ayant l'air de remonter chez les Thuillier, il sonna à la porte de l'entre-sol.
Comme la première fois, il fut prié par la camériste d'attendre que sa maîtresse fût avertie, mais la pièce où on l'entreposa ne fut pas
la salle à manger, ce fut un autre petit salon disposé en bibliothèque.
Son antichambre fut longue ; il ne savait que penser. Cependant il se rassurait en se disant que, s'il avait été question de l'éconduire, le délibéré n'eût pas tant duré.
A la fin, la femme de chambre revint, mais ce n'était point pour l'introduire encore.
— Madame la comtesse, lui fut-il dit, est en affaires, et elle prie monsieur de vouloir bien attendre en parcourant quelques livres de sa bibliothèque, parce qu'elle pourrait être retenue plus longtemps qu'elle ne le voudrait.
L'excuse au fond comme en la forme n'ayant rien de décourageant, l'avocat se mit en devoir d'exécuter la prescription qui lui était donnée contre l'ennui. Sans avoir à ouvrir aucune des armoires en palissandre sculpté qui renfermaient la collection des plus riches reliures que jamais il eût eues sous les yeux, sur une longue table à pieds tournés, recouverte d'un tapis vert, il trouva un pêle-mêle de livres très-suffisant pour la consommation d'un homme dont l'attention devait être ailleurs.
Mais, à mesure qu'il ouvrait un des livres laissés à sa disposition, il lui semblait qu'on
avait pris plaisir à lui ménager le supplice de Tantale : tantôt c'était un ouvrage anglais, un ouvrage allemand, un ouvrage russe, il s'en trouva même un imprimé en caractères turcs.
Était-ce donc une mystification polyglotte qu'on s'était amusé à lui arranger ?
Un volume finit par attirer son attention.
La reliure, à rencontre de tous ceux qui, pour lui, restaient lettre close, était beaucoup moins riche que galante. Dépaysé sur un coin de la table, où il faisait bande à part, il était ouvert, le dos en l'air et la tranche appuyée au tapis vert sur lequel il était posé comme une tenté.
La Peyrade le prit, en ayant soin de conserver la page que l'on semblait avoir eu l'intention de marquer.
C'était un tome de l'édition illustrée des œuvres de M. Scribe; la gravure en présence de laquelle se trouva le Provençal représentait la scène principale d'un vaudeville du Gymnase, intitulé : la Haine d'une femme.
Il est sans doute bien peu de nos lectrices qui ne connaissent la donnée de cette pièce, inspirée, dit-on, à l'illustre auteur de tant de petits chefs-d'œuvre par une phrase recueillie, un jour, de la bouche de sa portière : « Il y en a
d'aucuns, disait cette femme, qui font semblant de cracher dans le plat afin d'en dégoûter les autres et d'avoir tout pour eusse. » En effet, le principal personnage de la Haine d'une femme est une jeune veuve poursuivant avec un acharnement furieux un pauvre jeune homme qui n'en peut mais. Pour tous, c'est une haine à mort. Par ses méchancetés elle le perd presque de réputation et lui fait manquer un riche mariage ; mais en somme c'est pour lui donner beaucoup plus qu'elle ne lui a ôté, car elle se donne elle-même au dénoûment et fait son mari de celui qu'on avait cru sa victime.
Si le hasard avait isolé ce volume, s'il l'avait ouvert à l'endroit précis où la Peyrade l'avait trouvé marqué, il faut convenir, après ce qui s'était passé entre lui et la comtesse, que le hasard a souvent l'air bien adroit et bien spirituel.
Tout en pensant à la signification profonde que pouvait avoir cette combinaison plus ou moins fortuite, la Peyrade se mit à lire quelques scènes pourvoir si, dans le détail, aussi bien que dans l'ensemble, l'allusion s'appliquait bien étroitement à sa situation. Pendant
qu'il poursuivait cette lecture avec un intérêt qui ne laissait pas d'être mêlé de distraction, un bruit de porte se fit entendre, et l'avocat, en reconnaissant la voix argentine et un peu nonchalante de la belle Hongroise, constata qu'elle reconduisait quelqu'un.
— Ainsi donc, disait l'interlocuteur de la grande dame (car c'était un interlocuteur), je puis promettre à madame l'ambassadrice que vous honorerez ce soir son bal de votre présence?
— Oui, commandeur, si toutefois ma migraine, qui en ce moment me semble en baisse, me fait l'amitié de me quitter tout à fait.
— A revoir donc, ma tout adorable, dit la voix de l'interlocuteur.
Puis les portes se refermèrent et tout rentra dans le silence comme devant.
Ce nom de commandeur rassura un peu la Peyrade; car ce n'est pas une qualification trop à l'usage des jeunes muguets. Il était cependant curieux de savoir quel était ce personnage avec lequel on restait enfermée si longtemps. N'entendant venir personne, l'avocat s'approcha de la fenêtre qui donnait sur la rue et entr'ouvrit le rideau avec précaution, en se tenant prêt à le laisser retomber au
moindre bruit et à faire une volte-face qui lui évitât d'être surpris en flagrant délit de curiosité. Un élégant coupé, arrêté à quelques pas de la maison, et qu'il n'avait pas remarqué avant d'y entrer, se mit en mouvement, un valet de pied, vêtu d'une livrée voyante, mais de bon goût, se hâta d'ouvrir la portière, et un petit vieux, à l'air leste et pimpant, bien qu'en lui on dût constater un de ces rares débris du passé qui n'ont pas encore fait divorce avec la poudre, s'installa vivement dans la voiture qui aussitôt s'éloigna avec rapidité. La Peyrade avait eu le temps de remarquer une immense brochette de décorations.
Cet arc-en-ciel combiné de la titus poudrée ne pouvait guère laisser méconnaître une indivi-
dualité diplomatique.
La Peyrade avait eu le temps de reprendre son livre, car, à tout hasard, il ne lui paraissait pas inutile d'être aperçu occupé de sa lecture, quand un coup de sonnette intérieure, bientôt suivi de l'apparition de la femme de chambre, lui annonça que sa longue attente allait prendre fin.
Invité par la camériste à la suivre, l'avocat eut soin de ne pas replacer le volume dans les
conditions où il l'avait pris, et un instant après il était en présence de la comtesse.
Quelque chose de douloureux se peignait sur le beau visage de l'étrangère, qui à cette langueur ne perdait rien de ses séductions.
Sur le canapé où elle se tenait assise était ouvert, à côté d'elle, un manuscrit écrit, sur papier à tranche dorée, de cette large et opulente écriture qui indique la provenance officielle de quelque cabinet ministériel ou de quelque chancellerie. A la main elle tenait un flacon de cristal à bouchon d'or ciselé, et en aspirait fréquemment le contenu, car une forte odeur de vinaigre anglais dominait les autres parfums de l'appartement.
— Vous êtes souffrante, madame? demanda la Peyrade avec intérêt.
— Oh ! ce n'est rien, dit l'étrangère, une migraine à laquelle je suis fort sujette. Mais vous, monsieur, qu'êtes-vous donc devenu? Je commençais à perdre tout espoir de vous revoir. Est-ce quelque grande nouvelle que vous venez m'annoncer? L'époque de votre mariage avec mademoiselle Colleville doit maintenant être suffisamment prochaine pour pouvoir devenir l'objet d'une communication.
Ce début déconcerta un peu la Peyrade.
— Mais, madame, répondit-il d'un ton presque rêche, vous êtes, il me semble, assez au courant de ce qui se passe dans la maison Thuillier pour savoir que rien de ce que vous supposez n'est prochain, et je puis même dire, aujourd'hui, n'est probable.
— Non, je vous jure, je ne sais rien, je me suis interdit formellement de paraître prendre quelque intérêt à une affaire où de toute manière je m'étais fort sottement mêlée; nous parlons de tout avec mademoiselle Brigitte, excepté du mariage de Céleste.
— Et c'est sans doute le désir de me laisser la liberté entière de ce sujet qui vous a mise en fuite toutes les fuis que j'ai eu l'honneur de vous rencontrer dans la maison de nos amis?
— Mais oui, dit la comtesse, ce doit être cette raison qui m'a fait vous quitter la place; autrement, pourquoi ma sauvagerie?
— Oh ! madame, il y a tant d'autres raisons qui peuvent faire éviter la présence d'un homme ! Par exemple, s'il a déplu; si des conseils qui lui ont été donnés avec une rare bienveillance n'ont pas paru être accueillis avec un empressement assez respectueux.
— Oh ! cher monsieur, dit la comtesse, je n'ai pas une telle ardeur de prosélytisme que j'en puisse vouloir aux gens de n'être point dociles à mes avis ; je suis comme un autre très-exposée à voir de travers.
— Au contraire, madame, dans l'affaire de mon mariage, vous aviez vu très-juste.
— Comment, dit vivement la comtesse, estce que la saisie de la brochure venant après cette croix vainement attendue aurait amené une rupture ?
— Non, dit la Peyrade, mon influence dans la maison Thuillier repose sur des bases plus solides, et au prix des services que j'ai rendus à mademoiselle Brigitte, et à son frère, ces deux échecs heureusement très-réparables.
- Vous croyez? interrompit la comtesse d'un air d'incrédulité.
— Évidemment, répondit la Peyrade, quand madame la comtesse du Bruel se mettra bien en tête d'enlever ce ruban rouge, malgré les obstacles qui se sont trouvés sur le chemin de sa bienveillance, elle est en passe d'obtenir ce résultat qui, après tout, n'est pas au-dessus des forces humaiues.
La comtesse accueillit cette assurance avec
un sourire, et fit de la tête un signe négatif.
— Mais, madame, il y a quelques jours encore, madame la comtesse du Bruel disait à madame Colleville que cette résistance imprévue avait piqué son amour-propre et que de sa personne elle irait chez le ministre.
— Seulement vous oubliez que depuis il y a eu une descente de justice, et on n'attend pas d'ordinaire qu'un homme soit sur les bancs de la cour d'assises pour le décorer. Cette saisie, vous ne l'avez pas remarqué, accuse contre M. Thuillier, et peut-être contre vous-même, monsieur, car vous êtes le vrai coupable, une malveillance dont vous ne vous rendez pas compte. Le parquet dans cette occasion ne paraît pas avoir agi d'office.
La Peyrade regarda la comtesse.
— J'avoue, en effet, reprit-il après ce rapide coup d'œil, que dans l'ouvrage incriminé je cherche encore un prétexte à la mesure dont il a été l'objet.
— Mon avis est aussi, dit l'étrangère, qu'il a fallu à messieurs les gens du roi une grande imagination pour se persuader qu'ils étaient en présence d'un ouvrage séditieux ; mais cela prouve d'autant la puissance de la force sou-
- terraine qui fait tourner à mal toutes vos bonnes intentions en faveur de cet excellent M. Thuillier.
— Nos ennemis secrets, madame, dit la Peyrade, vous les connaissez ?
- Peut-être, dit la comtesse avec un nn»iveau sourire.
— Madame, dit la Peyrade ému, si j'osais exprimer un soupçon !
— Dites, répondit madame de Godollo : je ne vous en voudrai pas de deviner.
— Eh bien, madame, nos ennemis, à Thuillier et à moi, sont une femme.
— Mettez que cela soit, dit la comtesse.
Savez-vous combien Richelieu demandait de lignes de la main d'un homme, afin de le faire pendre?
— Quatre, répondit la Peyrade.
— Vous vous expliquerez alors qu'une brochure de plus de deux cents pages ait pu fournir à une femme quelque peu. intrigante la matière d'une persécution.
— Je m'explique tout., madame! s'écria la Peyrade avec animation ; je crois que cette femme est une femme d'élite, qu'elle a autant de malice et d'esprit que Richelieu ; qu'adora-
ble magicienne, non-seulement elle fait marcher la police et les gendarmes, mais que de plus elle fige dans la main des ministres les croix prêtes à en tomber.
— Eh bien , alors, dit la comtesse, que sert de lutter avec elle ?
— Ah ! je ne lutte plus, dit la Peyrade, me- surant à-tant de soins qu'on s'était donnés l'étendue de la bienveillance dont il était l'objet.
Puis d'un air de contrition jouée : — Mon Dieu! madame, ajouta-t-il, vous avez donc pour moi bien de la haine ?
— Pas tout à fait autant que vous pourriez croire, répondit la comtesse, mais, après tout, quand je vous haïrais ?
- ""h! madame, dit la Peyrade avec exaltation , je serais le plus heureux des infortunés , car cette haine me paraîtrait mille fois plus précieuse et plus douce que votre indifférence. Mais vous ne me haïssez pas : pourquoi auriez-vous pour moi ce bienheureux sentiment féminin que Scribe, dans une de ses perles du Gymnase, a peint avec tant de délicatesse et d'esprit ?
Madame de Godollo ne répondit pas ; elle baissa les yeux, et un mouvement plus pro-
noncé de sa respiration communiquant à sa voix une légère altération : — La haine d'une femme, reprit-elle, un homme de votre stoïcisme est-il assez désœuvré pour s'en préoccuper?
— Oh ! oui, madame, répondit la Peyrade, je m'en préoccuperais, mais non pour me révolter contre elle, et, au contraire, pour bénir la rigueur qui aurait daigné s'appesantir sur moi. Ma belle ennemie une fois connue et avouée, je ne désespérerais pas de la fléchir, car jamais plus je ne serais dans un chemin qui ne fût pas le sien, jamais sous une bannière qu'elle n'eût pas déclarée la sienne ; car j'attendrais, pour penser, son inspiration ; pour vouloir, sa volonté ; pour agir, le moindre de ses ordres ; car je serais en tout son auxiliaire , mieux que cela , son esclave ; et, dûtelle me repousser de son pied mignon, me châtier de sa main si blanche, j'endurerais tout avec bonheur. Pour tant de résignation et d'obéissance, je ne voudrais qu'une grâce, celle de baiser la trace de ce pied qui me repousserait, et la faveur de couvrir de mes larmes cette main se levant sur moi menaçante.
Pendant ce long cri de cœur transporté et éperdu, que la joie du triomphe entrevu avait arraché, à la nature si impressionnable du Provençal, il s'était laissé glisser de son siège, et il finit par se trouver à quelques pas de la comtesse, un genou en terre, dans l'attitude convenue du théâtre, mais qui dans la vie réelle a encore plus cours qu'on ne le croit.
— Relevez-vous, monsieur, dit la comtesse, et veuillez me répondre.
Puis, jetant sur lui un regard interrogateur et ses beaux sourcils froncés : — Avez-vous bien pesé, dit-elle, la portée des paroles qui viennent de tomber de votre bouche, en avez-vous mesuré tout l'engagement, toute la profondeur? La main sur le cœur et sur la conscience, êtes-vous homme à tenir tout ce qu'elles promettent, et n'êtesvous pas un de ces humbles et de ces perfides qui n'ont l'air d'embrasser nos genoux que pour mieux faire perdre l'équilibre à notre raison et à nos volontés ?
— Moi, s'écria la Peyrade , jamais réagir contre la fascination qui pour moi avait commencé dès notre première entrevue ! Eh ! madame, plus j'y ai résisté, plus je me suis dé-
battu contre elle, plus vous devez croire à sa sincérité et à sa domination tardive. Ce que j'ai dit, je le pense ; ce que je pense aujourd'hui tout haut, je l'ai pensé tout bas dès le moment où j'eus l'honneur d'être reçu par vous, et les longs jours qui se sont passés à lutter contre mon entraînement en ont fait une volonté réfléchie qui a compté avec elle-même 4 et que vos rigueurs mêmes ne décourageraient pas.
— Les rigueurs, c'est possible, dit la comtesse, mais les bontés, il faut bien y regarder; veuillez vous-même vous examiner avec soin : nous autres, étrangères nous ne comprenons rien à cette légèreté que les Françaises apportent souvent jusque dans les engagements les plus sérieux. Pour nous, un oui est un lien sacré; notre parole est un acte. Nous ne voulons et ne faisons rien à demi. Dans les armes de ma famille, il y a une devise qui n'est pas ici sans un grand sens : Tout ou rien : c'est beaucoup dire, et ce n'est presque pas assez.
— Oh ! c'est bien ainsi que je l'entends, répondit l'avocat, et ma première démarche en sortant d'ici sera d'aller rompre avec cet ignoble passé qu'un instant j'ai paru mettre en ba-
lance avec l'enivrant avenir que vous ne me défendez pas d'espérer.
— Non , dit la comtesse, mettez-y plus de calme et de mesure ; je n'aime pas les coups de tête, et vous me feriez mal votre cour en brisant les vitres. Ces Thuillier ne sont pas de mauvaises gens au fond; ils vous ont humilié sans le savoir ; ils sont d'un monde qui n'est pas le vôtre! Est-ce leur faute? Dénouez, ne rompez pas, et surtout réfléchissez encore.
Votre conversion à ma religion est de si fraîche date ! Quel homme est assuré de ce que son cœur lui dira demain?
— Moi, madame, dit la Peyrade, je suis cet homme. Nous autres gens du Midi nous n'aimons pas non plus à la française.
— Mais, dit la Hongroise avec un charmant sourire, il me semblait que c'était de haine qu'il avait été question entre nous.
— Ah ! madame, s'écria l'avocat, même expliqué et compris, ce mot a quelque chose qui fait mal ; dites-moi plutôt, non pas que vous m'aimez, mais que les paroles que vous daignâtes m'adresser lors de notre première rencontre sont bien l'expression de votre pensée.
— Mon ami, répondit la comtesse en accen-
tuant ce mot, un de vos moralistes a dit : « Il y a des personnes qui disent : Cela est, ou cela n'est pas ; elles n'ont pas besoin de prêter serment, leur caractère jure pour elles. » Faitesmoi la grâce de me croire de ces gens-là.
Et elle tendit à l'avocat sa main d'un geste plein de pudeur et de grâce.
L'avocat, hors de lui, se précipita sur cette main qu'il mangea de baisers.
— Assez, enfant ! dit l'étrangère en dégageant doucement la prisonnière; adieu, à bientôt ! Je crois que ma migraine est passée.
La Peyrade ramassa son chapeau et parut s'élancer hors de l'appartement ; mais s'arrêtant à la porte, il se retourna et couvrit la belle étrangère d'un long regard plein de tendresse.
La comtesse lui fit de la tête un charmant adieu, et comme la Peyrade se disposait à revenir sur ses pas , avec son doigt elle lui intima d'être plus sage et de rester où il était.
La Peyrade acheva alors de sortir. Dans l'escalier, il s'arrêta pour expirer, si l'on peut ainsi parler, le bonheur dont son cœur débor- dait; les paroles de la comtesse, l'ingénieuse préparation qu'elle avait mise à le mettre sur la voie de ses sentiments, lui parurent autant
de garanties de leur sincérité, et il partait avec la foi.
En proie à cette ivresse des gens heureux , qui se traduit non-seulement dans leurs gestes, dans leurs regards, dans leur démarche, mais quelquefois aussi dans des actes que n'autoriserait pas, à la rigueur, la raison ; après s'être arrêté quelque temps sur l'escalier, il monta quelques marches, et d'une place où il avait en vue l'appartement des Thuillier : — Enfin, s'écria-t-il, voici venir la gloire , la fortune, le bonheur, et, de plus, je pourrai me donner le plaisir de la vengeance ! Après Dutocq et Cérizet, je vous écraserai, vile engeance bourgeoise! ajouta-t-il.
Et il montrait le poing à l'innocente porte à deux battants Ensuite il sortit en courant, et l'expression populaire était en ce moment vraie pour lui : il semblait que la terre ne pouvait pas le porter.
VIII
C'EST AINSI QU'EN PARTANT JE VOUS FAIS MES ADIEUX. -
Dès le lendemain, il n'aurait pas pu porter plus loin la tempête dont il était gros, la Pey- rade arriva chez Thuillier. Il y venait dans les dispositions les plus hostiles et les plusamères : qu'on juge de sa stupéfaction ! Avant qu'il eût eu le temps de se mettre en garde contre cette démonstration d'union et d'oubli, Thuillier se précipita dans ses bras.
— Mon ami, s'écria l'ex-sous-chef au sortir
de cette étreinte, ma fortune politique est faite, tous les journaux sans exception parlent ce matin de la saisie de ma brochure, et il faut voir comme les feuilles de l'opposition arrangent le gouvernement !
— C'est tout simple, dit l'avocat sans partager cet enthousiasme, tu es devenu un thème pour elles, mais cela n'améliore pas du tout ton affaire, et le parquet n'en sera que plus animé à obtenir, comme il dit, une condamnation.
— Eh bien, dit Thuillier en relevant fièrement la tête, j'irai en prison comme Bérenger, comme Lamennais, comme Armand Carrel.
— Mon cher, c'est charmant de loin, la persécution , mais , quand tu entendras les gros verrous se refermer sur toi, sois sûr que le métier te paraîtra beaucoup moins gracieux.
— D'abord, objecta Thuillier, on ne refuse jamais aux condamnés politiques d'aller faire leur temps dans une maison de santé, et puis enfin je ne suis pas encore condamné ; toimême étais d'avis hier que l'on pouvait espérer un acquittement.
— Oui, mais depuis j'ai appris des choses qui rendent ce résultat très-douteux ; la même
main qui t'a empêché d'avoir la croix a dû faire saisir ta brochure ; tu seras assassiné avec préméditation.
— Ce dangereux ennemi, puisque tu le connais, dit Thuillier, tu ne refuseras pas, je pense, de me le signaler?
— Je ne le connais pas, répondit la Peyrade, mais je le soupçonne : voilà ce que c'est que de jouer au fin.
— Comment ! jouer au fin! dit Thuillier avec la curiosité d'un homme ayant bien la conscience de n'avoir rien en ce genre à se reprocher.
— Certainement, reprit l'avocat, vous avez fait de Céleste une sorte d'appeau pour attirer les étourneaux dans votre salon ; tout le monde n'a pas la longanimité de M. Godeschal, qui, après avoir été éconduit, s'est si généreusement montré dans la question de la surenchère.
— Explique-toi mieux, dit Thuillier, je ne saisis pas du tout.
— Rien n'est cependant plus facile à comprendre. Combien, sans me compter, y a-t-il de prétendants à la main de mademoiselle Colleville? Godeschal, Minard fils, Phellion fils,
Olivier Vinet le substitut, tous gens que l'on a promenés comme on me promène.
— Olivier Vinet le substitut! s'écria Thuillier frappé comme par un trait de lumière ; c'est de là en effet que doit partir le coup. Son père, dit-on, a le bras très-long. Mais peut-on dire que nous l'avons promené, pour me servir de ton expression assez inconvenante ? Il a passé une soirée chez nous et n'a fait aucune demande, pas plus d'ailleurs que le fils Minard, que le fils Phellion. Godeschal est le seul qui ait risqué une démarche directe, et il a été refusé sans hésitation et sans qu'on lui ait tenu le bec dans l'eau.
— C'est vrai, dit la Peyrade cherchant toujours sa querelle, il n'y a que ceux qui ont des paroles précises et expresses que l'on se pique de lanterner !
— Ah ça ! voyons , dit Thuillier, à qui en as-tu avec tes insinuations ? N'as-tu pas tout réglé l'autre jour avec Brigitte? Tu prends bien ton temps pour venir me parler de tes amours quand le glaive de la justice est levé sur ma tête !
— Très-bien, dit la Peyrade avec ironie ; tu vas maintenant exploiter ta position intéres-
sante de prévenu. Je savais bien que cela se passerait ainsi, et que, la brochure une fois faite, les fins de non-recevoir allaient recommencer.
— Parbleu! ta brochure, répondit Thuillier, je te trouve assez plaisant de vouloir qu'elle ait levé toutes les difficultés, quand elle est au contraire devenue l'occasion de complications déplorables.
— Déplorables, comment? ta fortune politique est faite !
— En vérité, mon cher, dit Thuillier avec sentiment, je n'aurais jamais pensé que tu irais choisir le quart d'heure de l'adversité pour venir nous mettre le pistolet sur la gorge et me faire l'objet de tes taquineries et de tes malices !
— Allons ! maintenant, dit la Peyrade, voilà le quart d'heure de l'adversité, et il n'y a qu'un instant, tu te jetais dans mes bras comme un homme auquel un insigne bonheur est arrivé.
H faudrait pourtant prendre ton parti d'être un homme très à plaindre ou un triomphateur glorieux.
— Tu as beau faire de l'esprit, répondit Thuillier, tu ne me mettras pas en contradic-
tion ; je suis logique, moi, si je n'ai pas de brillant. Il est très-naturel que je me console en voyant l'opinion publique se prononcer en ma faveur, et en recueillant dans ses organes les témoignages les plus honorables de sa haute sympathie ; mais, en somme, crois-tu que je n'aimerais pas mieux que les choses eussent suivi leur cours, et en me voyant l'objet d'une basse vengeance de la part de gens aussi influents que les Vinet, puis-je mesurer l'étendue des dangers auxquels je suis exposé?
— Alors, dit la Peyrade avec une insistance impitoyable, décidément tu es Jean qui pleure !
— Oui, répondit Thuillier d'un ton solennel, Jean qui pleure sur une amitié que j'avais crue vraie et dévouée, et qui n'a que des sarcasmes à m'offrir quand j'attendais ses services.
— Quels services? demanda la Peyrade. Ne m'as-tu pas déclaré hier que dans tous les genres tu avais assez de ma collaboration ? Je t'ai offert de plaider pour toi ; tu m'as répondu que tu prendrais un grand avocat.
— Sans doute ; dans le premier moment de surprise où m'avait jeté un coup si inattendu,
j'ai pu dire cette sottise ; mais, réflexion faite, qui mieux que toi est en mesure d'expliquer les intentions de l'écrit sorti de ta plume? J'étais hier un homme hors de lui, et toi, aujourd'hui, avec ton amour-propre blessé, qui ne sait rien pardonner à son premier mouvement, tu es un homme bien caustique et bien cruel.
— Ainsi, dit la Peyrade, tu me proposes formellement de te défendre devant le jury?
— Eh ! oui, mon cher, je ne vois pas d'autres mains entre lesquelles je puisse remettre ma cause. Je payerais un prix fou quelque grand monsieur du palais, et il ne me défendrait pas aussi habilement que tu le feras.
— Eh bien, moi, je refuse; les rôles, comme tu le vois, sont diamétralement changés; je pensais comme toi hier que j'étais l'homme de ce procès; aujourd'hui, je erois qu'il te faut prendre, en effet, une sommité du barreau, parce que, avec l'antagonisme de Vinet, l'affaire a acquis des proportions qui créent à celui qui s'en chargera une responsabilité vraiment effrayante.
- Je comprends, dit Thuillier avec ironie, monsieur a toujours eu des idées de magistrature, et il ne veut pas se brouiller avec in
htmme dont on a déjà parlé pour être garde des sceaux. C'est prudent, mais je ne sais pas jusqu'à quel point cela fait les affaires de ton mariage.
— C'est-à-dire, répondit la Peyrade en saisissant la balle au bond, que te tirer des griffes du jury est un treizième travail d'Hercule qui m'est imposé pour mériter la main de mademoiselle Colleville. Je me doutais bien que les exigences se multiplieraient à proportion des preuves de mon dévouement, mais c'est justement ce qui me lasse, et, pour couper court à cette exploitation de l'homme par l'homme, je venais te dire ce matin que je te rendais ta parole : ainsi, tu peux disposer de la main de Céleste, pour mon compte je n'y prétends plus.
L'inattendu et la forme carrée de cette déclaration laissèrent Thuillier sans parole et sans voix, d'autant mieux qu'à cet instant entra Brigitte. L'humeur de la ménagère s'était également beaucoup modifiée depuis la veille, car son début fut charmant de familiarité amicale.
— Ah! vous voilà, dit-elle à la Peyrade, bonne graine d'avocat!
— Mademoiselle, je vous salue, répondit gravement le Provençal.
— Eh bien ! continua la vieille fille sans faire attention à l'air cérémonieux de la Peyrade, le gouvernement s'est mis dans un joli pétrin en saisissant votre brochure ! Faut voir comme les journaux le houspillent ce matin !
Tiens, ajouta-t-elle en donnant à Thuillier une feuille de petite dimension, imprimée sur du papier à sucre en caractères gros, mais peu lisibles, en voilà encore un que tu n'avais pas lu ; le portier vient de le monter ; c'est un journal de notre ancien quartier, l'Écho de la Bièvre; je ne sais pas, messieurs, si vous serez de mon avis, mais je trouve l'article on ne peut pas mieux écrit. C'est drôle ensuite comme ces journalistes font peu d'attention : ils écrivent ton nom sans h. Il me semble que tu pourrais réclamer.
Thuillier prit le journal et lut l'article qu'avait inspiré au rédacteur en chef du journal des tanneurs la reconnaissance de l'estomac.
De sa vie, Brigitte n'avait fait attention à un journal, excepté pour savoir s'il était de la dimension voulue pour les emballages auxquels elle le faisait servir, mais tout à coup
convertie à la religion de la presse par l'ardeur de son amour fraternel, elle s'était placée derrière Thuillier, et par-dessus son épaule, relisant avec lui les endroits saillants de la page qui lui avait paru si éloquente, elle les soulignait du doigt.
— Oui, dit Thuillier en repliant le journal, c'est chaud et très-flatteur pour moi ; mais voilà une bien autre affaire, monsieur ici présent me déclare qu'il ne veut pas plaider pour moi et qu'il renonce à la main de Céleste.
— C'est-à-dire, reprit Brigitte, qu'il y renonce, si, après avoir plaidé, nous ne faisons pas subito le mariage. Eh bien, moi, ce pauvre garçon, je trouve sa prétention raisonnable.
Quand il aura fait encore ça pour nous, il n'y aura plus de rémission, et, que mademoiselle Céleste s'arrange ou non de la combinaison, il faudra qu'elle l'accepte, parce que, enfin, il faut un terme à tout.
— Tu l'entends, mon cher, dit la Peyrade en s'emparant du commentaire de Brigitte, quand j'aurai plaidé, le mariage se fera. Ta sœur est la franchise même et n'y met pas la moindre diplomatie.
— De la diplomatie! répéta Brigitte. Ah bien!
c'est bien moi qui vais en fourrer dans les affaires. Je dis les choses comme je les pense : l'ouvrier a travaillé, il faut qu'il soit payé de sa peine.
— Tais-toi donc, s'écria Thuillier en frappant du pied, tu ne prononces pas une parole qui ne retourne le poignard dans la plaie.
— Comment! le poignard dans la plaie?
demanda Brigitte ; ah çà ! vous ne vous entendez donc pas ?
— Je t'ai dit, reprit Thuillier, que la Peyrade venait de me rendre notre parole, et sa raison, c'est que, pour lui accorder la main de Céleste, on lui demande un nouveau service; il trouve qu'il nous en a rendu assez comme ça.
— Il nous en a rendu, sans doute, répondit Brigitte, mais il me semble qu'on n'a pas été ingrat avec lui. D'ailleurs, c'est lui qui a fait la boulette, et je trouverais assez drôle qu'il nous laissât maintenant dans l'embarras.
— Votre raisonnement, chère demoiselle, dit la Peyrade, pourrait avoir une apparence de justesse, s'il n'y avait pas à Paris d'autre avocat que moi ; mais comme les rues en sont pavées, et qu'hier Thuillier lui-même parlait
de prendre un homme posé au barreau, je n'ai pas le moindre scrupule à refuser de me charger de sa défense. Maintenant, quant au mariage en question, afin qu'il ne soit pas de nouveau l'objet de quelque marché brutal et à bout portant, j'y renonce de la manière la plus formelle, et rien n'empêchera plus mademoiselle Colleville de prendre toutes les commodités de M. Phellion.
— A votre aise, mon cher monsieur, répondit Brigitte; si c'est là votre dernier mot, nous ne serons pas embarrassés de trouver un mari puur Céleste, Phellion fils ou un autre, mais vous me permettrez de vous dire que la raison que vous nous donnez n'est pas la véritable ; car enfin nous ne pouvons pas aller plus vite que les violons; le mariage serait décidé aujourd'hui, il faut encore que les bans soient publiés; vous avez assez d'esprit pour com- prendre que M, le maire ne peut pas vous marier avant que les formalités ne soient remplies, et d'ici là, Thuillier aura passé en jugement.
— Oui, dit la Peyrade, et si je perds la cause, ce sera moi qui aurai fait condamner Thuillier à la prison, comme c'était moi hier qui avait fait faire la saisie.
— Dame! il me semble que, si vous n'aviez rien écrit, la police n'aurait pas trouvé à mordre.
— Ma chère amie, dit Thuillier en voyant la Peyrade hausser les épaules, ton raisonnement est vicieux, en ce sens que l'écrit , n'était incriminable par aucun côté. Ce n'est pas la faute de la Peyrade, si des personnages très-haut placés ont organisé contre moi une persécution. Tu te rappelles ce petit substitut, M. Olivier Vinet, que Cardot amena à une de nos soirées; il paraît que lui et son père sont furieux de ce que nous n'avons pas voulu ie lui pour Céleste, et qu'ils ont juré ma perte.
— Eh bien, pourquoi l'avons-nous refusé, dit Brigitte, si ce n'est pour les beaux yeux de monsieur? Car, enfin, un substitut de Paris, c'était un parti très-sortable.
— Sans doute, dit nonchalamment la Peyrade ; seulement il n'apportait pas en dot tout à fait un million.
— Ah ! s'écria Brigitte en s'animant, si vous allez encore parler de la maison que vous nous avez fait acheter, je vous dirai, moi, que, si vous aviez eu l'argent qu'il fallait mettre dehors pour la souffler au notaire, vous ne seriez pas
venu nous trouver. Il ne faut pas croire aussi que j'aie été tout à fait votre dupe; vous parliez tout à l'heure de marché, mais vous l'avez très-bien proposé vous-même. Donnez-moi Céleste, je vous donnerai la maison ; voilà ce que vous nous avez fait entendre en propres termes, et encore il a fallu faire des sacrifices sur lesquels on n'avait pas d'abord compté.
— Allons! Brigitte, dit Thuillier, tu t'ar- rêtes à des niaiseries !
— Des niaiseries ! des niaiseries ! répéta Brigitte. La somme convenue d'abord a-t-elle ou non été dépassée ?
— Mon cher Thuillier, dit la Peyrade, je crois comme vous que la question est vidée et qu'elle ne peut plus que s'aigrir par des rabâchages inutiles. Mon parti était pris avant de venir ; tout ce que j'entends ne peut que m'y confirmer ; je ne serai pas votre gendre, mais nous n'en resterons pas moins bons amis.
Et il se leva pour sortir.
— Un instant, M. l'avocat ! dit alors Brigitte en lui barrant le passage ; il y a quelque chose, moi, que je ne trouve pas vidé; et maintenant que nous ne devons plus faire bourse
commune, je ne serais pas fâchée que vous vouliez bien me dire où est passée une somme de dix mille francs que Thuillier vous a remise pour ces canailles de bureaux qui devaient nous faire avoir cette croix dont on est encore à avoir des nouvelles ?
— Brigitte, dit Thuillier avec angoisse, tu as une langue d'enfer: tu devais ignorer ce détail, que je t'ai dit dans un accès de mauvaise humeur, et tu m'avais promis de ne jamais en ouvrir la bouche à qui que ce saye.
— Non; mais, répondit l'implacable Brigitte, on se quitte. Eh bien, en se quittant on se liquide. Dix mille francs ! moi, j'avais trouvé ça cher pour une croix véritable; mais pour une croix en détrempe, monsieur conviendra que c'est hors de prix.
— Voyons, la Peyrade, mon ami, dit Thuillier en allant à l'avocat, devenu pâle de colère; n'écoute pas Brigitte, l'affection qu'elle a pour moi l'égare; je sais fort bien ce que c'est que les bureaux, et je ne serais pas étonné quand tu y aurais même mis du tien.
— Monsieur, répondit la Peyrade, je ne suis malheureusement pas en mesure de vous faire parvenir, en rentrant chez moi, la somme dont
il m'est demandé compte avec une si insultante brutalité. Mais veuillez m'accorder quelque délai, et si, pour vous aider à prendre patience, vous vouliez accepter un billet, je suis prêt à vous le souscrire.
— Va-t'en au diable avec ton billet! dit Thuillier ; tu ne me dois rien, et c'est nous qui te redevons, car Cardot m'avait dit que, pour la magnifique acquisition que tu nous faisais taire, ta part devait être d'au moins dix mille francs.
— Cardot! Cardot! dit Brigitte, il est bien généreux avec l'argent des autres ! On lui donnait Céleste, c'était bien mieux que dix mille francs.
La Peyrade était un trop grand comédien pour ne pas trouver dans l'humiliation qu'il venait de subir l'occasion d'un dénoûment à effet. Avec des larmes dans la voix, que bientôt il eut dans les yeux : — Mademoiselle, dit-il, quand j'eus l'honneur d'être reçu chez vous, j'étais pauvre, et longtemps vous m'y avez vu souffreteux et mal à l'aise, parce que je savais que la pauvreté expose à toutes les indignités. Du jour où j'ai pu vous apporter la fortune que je ne cher-
chais pas pour moi-même, j'ai pris un peu plus d'assurance, et vos bontés elles-mêmes m'ont encouragé à me relever de ma timidité et de mon abaissement. Aujourd'hui, quand je fais une démarche loyale qui vous ête un grand souci, car, si vous voulez être franche, vous avouerez que vous aviez rêvé un autre mari pour Céleste, nous pouvions renoncer à une idée que ma délicatesse me défendait de poursuivre, et néanmoins rester amis. Il suffisait pour cela de se tenir dans les bornes de cette politesse dont vous avez chaque jour auprès de vous un modèle, car, bien que madame de Godollo ne soit pas pour moi bienveillante, je suis assuré que sa bonne éducation ne lui permettrait pas d'approuver votre odieux procédé. Mais, grâce au ciel, j'ai dans le cœur quelques sentiments religieux ; l'Évangile n'est pas pour moi une lettre morte, et, entendez-le bien, mademoiselle, JE vous PARDONNE : ce n'est pas à Thuillier qui ne les accepterait pas, c'est à vous, pour toute ven- geance, que prochainement je'ferai remettre les dix mille francs que j'aurais, selon vous, appliqués à mes besoins. Au moment où ils seront rentrés dans vos mains, si, revenue d'un
soupçon injuste, vous aviez quelque scrupule, vous les verseriez au bureau de bienfaisance.
— Au bureau de bienfaisance ! s'écria Brigitte en interrompant, merci! pour être distribués à un tas de fainéants et de dévotes qui en font des bombances après avoir été manger le bon Dieu. J'ai été pauvre aussi, mon petit, et j'ai fait longtemps des sacs pour mettre l'argent des autres avant d'y mettre le mien ; j'en ai maintenant, je le garde : ainsi, quand vous voudrez, je suis prête à recevoir ; tant pis pour vous, si vous ne savez pas faire les affaires dont vous vous chargez et si vous tirez votre poudre aux moineaux.
Voyant qu'il avait manqué son effet et qu'il n'avait pas entamé le granit de Brigitte, la Peyrade lui jeta un regard dédaigneux et sortit majestueusement.
Il avait remarqué un mouvement de Thuillier pour le retenir, mais un geste impérieux de Brigitte, toujours reine et maîtresse, avait cloué son frère à sa place.
Rentré chez lui, l'avocat compléta son émancipation en écrivant à madame Colleville que le mariage avec Céleste étant rompu, il se
croyait obligé par les convenances aussi bien * que par la délicatesse à ne plus se montrer chez elle.
Le lendemain, Colleville, en se rendant à-* son bureau, monta chez la Peyrade et lui de- manda quelles étaient les bêtises qu'il avait - écrites à Flavic et qui l'avaient plongée dans le désespoir.
L'avocat mit une grande gravité à reproduire au mari les termes de l'épître peu amou- * reuse qu'il avait écrite à la femme. •*.
— Et tu ppelles ça être un ami? dit Colleville qui, dès longtemps, on s'en souvient, était arrivé à tutoyer le Provençal Tu n'é» pouses pas : est-ce là une raison pour se brouiller avec les parents de la fille? C'est comme de nous rendre responsables des motSf que tu as pu avoir avec les Thuillier. Est-ce > que ça nous regarde, nous? Ma femme n'at-elle pas toujours été excellente pour toi?
— Je n'ai, répondit la Peyrade, qu'à me louer des bontés de madame Colleville.
— Et c'est pour cela que tu veux la faire mourir de chagrin ? Depuis hier elle n'a pas cessé d'avoir le mouchoir à la main : je te dis qu'elle en fera une maladie.
— Écoutez, mon cher Colleville, répondit la Peyrade, je vous dois la vérité et vous êtes digne de l'entendre : outre que je ne puis maintenant me rencontrer avec mademoiselle Céleste.
— Eh bien, tu ne te rencontreras pas, interrompit le bon Colleville ; quand tu arriveras, la petite s'en ira dans sa chambre ; d'ailleurs elle ne tardera pas à être mariée. * - D'accord ; mais je dois ajouter que mes assiduités chez vous ont été calomniées, des bruits malveillants se sont répandus. J'ai en même temps le désir et le devoir de les faire cesser.
— Comment ! s'écria le mari, un homme de ton esprit s'arrêter à de pareilles billevesées !
Tu veux, toi, empêcher les langues? Mais il y a vingt-cinq ans qu'on cause sur ma femme parce qu'elle est un peu mieux tournée que Brigitte et madame Thuillier. Je suis donc un plus grand Grec que toi, car tous ces bavardages ne nous ont pas fait faire un quart d'heure de mauvais ménage.
— Eh bien, dit la Peyrade, tout en vous hono- rant parce qu'il suppose une âme très-forte, je
crois que ce mépris de l'opinion est imprudent.
— Allons donc! dit Colleville; je la foule ,affx pieds, l'opinion, une belle catin! C'est Minard qui fait courir ces bruits-là, parce que sa grosse cuisinière de femme, n'a jamais pu arrêter l'attention d'un honnête homme. Il ferait bien mieux, M. le maire, de veiller sur la conduite de son fils, qui se ruine avec une ancienne actrice de chez Bobino. — Enfin, mon bien cher, dit la Peyrade, tâchez de faire entendre raison à Flavie.
— A la bonne heure ! dit Colleville en ser- ) rant vigoureusement la main de l'avocat, tu l'appelles Flavie comme autrefois, et j'ai retrouvé mon" ami. — Certainement, répondit la Peyrade sur un ton plus tempéré, les amis sont toujours les amis, 1 - Oui, les amis sont les amis, répéta Colleville ; l'amitié ! présent des dieux, et qui nous console de toutes les traverses de l'existence! Ainsi, c'est entendu, tu viendras voir ma femme et ramener dans mon malheureux ménage le calme et la sérénité. r La Peyrade promit d'une manière vague, et, quand il se fut débarrassé de l'importun, il se
demanda si ce tempérament de mari, bien plus fréquent qu'on ne l'imagine, était une réalité ou une comédie.
IX
VISAGE DE BOIS.
Au moment où la Peyrade se disposait à aller mettre aux pieds de la comtesse l'hommage de la liberté qu'il avait reconquise d'une main si rude, il reçut un billet parfumé qui lui fit battre le cœur; il avait reconnu sur le cachet ce fameux tout ou rien qui lui avait été donné comme la règle de la relation qui s'inaugurait pour lui.
« Cher monsieur, lui disait madame de
Godollo, j'ai su votre conclusion, merci ! mais il faut maintenant que je prépare la mienne, car vous ne me supposez pas la pensée de m'éterniser dans un monde qui est si peu le nôtre, et ctii je ne suis plus retenue par aucun intérêt. Pour ménager ma transition et n'avoir pas à rendre compte de l'asile que l'entre-sol
donnera à l'exilé volontaire du premier, j'aibesoin de cette journée et de celle qui suivra.
Ne venez donc me voir qu'après-demain. A ce moment j'aurai exécuté Brigitte, comme on dit à la Bourse, et j'aurai bien des choses à vous conter.
« Tua iota, « Comtesse DE GODOLLO. »
Le tout à vous en latin parut charmant à la Peyrade, qui, du reste, ne s'en étonna pas, le latin, en Hongrie, étant une seconde langue nationale. Les deux jours d'attente auxquels il était condamné attisèrent encore l'ardent foyer de la passion par laquelle il avait été envahi, et le surlendemain, en arrivant à la maison de la Madeleine, son amour était porté à un degré d'incandescence dont lui-même ne se serait pas cru susceptible quelques jours avant.
Cette fois la Peyrade fut aperçu par la femme du concierge; mais, outre qu'il pouvait être supposé allant chez les Thuillier, il lui eût été fort indifférent qu'on connût le vrai but de sa visite. La glace désormais était rompue, son bonheur était officiel, et il était plus disposé à le crier à tout venant qu'à en faire un mystère.
Les degrés lestement franchis, l'avocat se disposait à faire retentir la sonnette, quand, en avançant la main pour prendre le cordon de soie placé auprès de la porte, il s'aperçut que le cordon avait disparu.
La première pensée de la Peyrade fut qu'une de ces graves indispositions qui rendent à un malade toute espèce de bruit insupportable pouvait expliquer la suppression de l'objet qui faisait défaut; mais plusieurs autres remarques vinrent au même moment infirmer cette explication, qui, du reste, n'aurait rien eu de bien consolant.
Depuis le vestibule jusqu'à la porte de la comtesse, un tapis d'escalier, retenu à chaque marche par une tringle de cuivre, ménageait aux visiteurs une moelleuse ascension; ce tapis avait été supprimé.
Au-devant de la porte un tambour, recouvert en velours vert rehaussé de baguettes dorées, en fermait l'embrasure; de cette disposition plus de nouvelles, si ce n'est quelques dégradations que les ouvriers avaient faites au mur dans le travail de l'enlèvement.
Un moment l'avocat crut, dans son émoi, s'être trompé d'étage; mais en jelant un coup d'œil par-dessus la rampe, il s'assura qu'il n'avait pas dépassé l'entre-sol. Madame de Godollo était donc en train de déménager?
Le Provençal se résigna alors à s'annoncer chez la grande dame, comme on fait chez une grisette ; mais sous sa main retentit cette so- norité creuse qui accuse le vide, intonuêre ca- vernœ, et en même temps, sous la porte qu'il sollicitait vainement de son poing fermé, il remarqua cette clarté plus vive qui signale un appartement inhabité, alors qu'il n'y a plus de rideaux, plus de tapis, plus de meubles pour assourdir le bruit et amortir la lumière.
Obligé de croire alors à un déménagement accompli, la Peyrade supposa que, lors de la rupture avec Brigitte, quelque brutalité de la vieille fille avait nécessité cette mesure radicale et violente : mais comment n'en avait-il
pas été avisé, et quelle idée de le laisser eu proie à ce ridicule mécompte que le peuple résume d'une façon si pittoresque par l'expression : Trouver visage de bois?
Avant de quitter la place comme si le doute était encore possible, la Peyrade se décida à donner à la porte un bruyant et dernier assaut.
— Qu'est-ce qui frappe donc ainsi à renverser la maison? cria alors la concierge attirée par le bruit au pied de l'escalier.
— Madame de Godollo n'habite donc plus ici ? demanda la Peyrade.
— Certainement qu'elle n'y habite plus puisqu'elle a déménagé. Si monsieur m'avait dit qu'il allait chez elle, je lui aurais évité la peine d'enfoncer la porte.
— Je savais qu'elle devait quitter son appartement, dit la Peyrade ne voulant pas avoir l'air d'ignorer le projet de départ, mais je ne pensais pas son déplacement si prochain.
— Faut croire qu'elle était pressée, dit la concierge, puisque ce matin elle est partie en poste.
— Partie en poste ! répéta la Peyrade avec stupéfaction, elle aurait donc quitté Paris?
— C'est à penser, répondit la terrible portière ; l'usage n'est pas de prendre des chevaux et un postillon pour se changer d'un quartier à l'autre.
- Et elle ne vous a pas dit où elle allait?
- Ah ! monsieur a là une drôle d'idée, s'il croit qu'on nous rend des comptes !
— Non, mais enfin ses lettres, s'il lui en
arrive après son départ.
— Ses lettres, j'ai ordre de les remettre à monsieur le commandeur, ce petit vieux qui venait si souvent chez elle où monsieur a dû le rencontrer.
— Oui, oui, certainement, dit la Peyrade, gardant sa présence d'esprit au milieu des atteintes successives qui lui arrivaient : ce petit vieux poudré qui venait presque tous les jours ?
— Tous les jours, n'est pas le mot, mais il venait souvent : eh bien, c'est à lui que j'ai ordre de remettre les lettres de madame la comtesse.
- Et pour les autres personnes de sa connaissance, ajouta le Provençal avec négligence, elle ne vous a chargé de rien?
— De rien, monsieur.
— C'est bien, ma chère dame, dit la Peyrade, je vous remercie.
Et il se mit en devoir de sortir.
— Mais, je pense, dit la concierge, mademoiselle doit en savoir plus long que moi; est-ce que monsieur ne monte pas? elle est chez elle ainsi que M. Thuillier. ?
— Non, c'est inutile, dit la Peyrade, j'étais venu pour rendre compte à madame de Godollo d'une commission dont elle-iiiavait chargé. Je n'ai pas le temps de m'arrêter.
- Eh bien, je vous dis, elle est partie ce matin en poste. Oh ! mon Dieu ! il y a seule- ment deux heures, monsieur la trouvait encore; mais ayant pris la poste, eUe ¿oit être loin à l'heure qu'il est.
Avec sa façon de dire toujours deux fois leà choses, cette femme, qui venait de donner au.
Provençal de si cruelles informations, avait l'air d'insister sur les détails qui devait le torturer le plus vivement. Il sortit le désespoir au cœur. Sans compter le souci de ce' àéC part précipité, la jalousie venait de l'envahir, et dans cette période'aiguë de son affreux mécompte, les explications les plive désolantes «e_ présentèrent à son esprit. u
0
à
Après avoir un peu rêvé : <c Ces femmes diplomatiques, pensa-t-il, sont souvent chargées de missions secrètes, où la discrétion la plus absolue et une extrême rapidité d'évolution sont nécessaires. »
Puis, par un revirement soudain : « Mais si c'était, se dit-il à lui-même, de ces intrigantes que les gouvernements étrangers emploient comme leurs agents? Si l'histoire, plus ou moins vraisemblable, de cette princesse russe, forcée de vendre son mobilier à Brigitte, était aussi celle de ma dame hongroise? Cependant, ajoutait-il, par une troisième évolution de son cerveau, livré à une effroyable anarchie d'idées et de sentiments, son éducation, ses manières, son langage, tout annonce une femme admirablement bien posée dans le monde, et puis, si elle n'eût été qu'un oiseau de passage, quelle nécessité de se donner tant de souci pour m'accaparer? »
La Peyrade eût encore continué longtemps de se plaider ainsi le pour el le contre, s'il ne se fut senti tout à coup saisir à bras le corps, et si une voix à lui connue ne lui eût crié : — Mais, mon cher avocat, prenez donc
garde ! un affreux trépas vous menace, et vous courez à votre perte !
La Peyrade, en se réveillant, se trouva dans les bras de Phellion.
La scène se passait au pied d'une maison en démolition, à l'angle des rues Duphot et Saint-Honoré.
Posté en face sur le trottoir, Phellion, dont on se rappelle le goût prononcé pour les travaux du bâtiment, assistait depuis un quart d'heure au drame d'un pan de mur prêt à tomber sous les efforts réunis d'une escouade d'ouvriers, et, sa montre en main, le grand citoyen supputait la durée de la résistance que cette masse de moellons et de plâtre pourrait encore opposer au travail de destruction dont il était l'objet.
C'était précisément au moment le plus chaud de la péripétie imminente que la Peyrade, perdu dans le tumulte de ses pensées, allait, sans tenir compte des avertissements qui lui étaient adressés de toutes parts, s'engager dans le rayon où il était probable que s'accomplirait la chute de l'aérolithe. Aperçu par Phel- lion, qui, du reste, se fût également précipité pour un inconnu, la Peyrade, évidemment, lui
dut d'échapper à une mort affreuse, car, au moment, où il était. vivement rejeté en arrière par la vigoureuse étreinte de l'habitant du quartier Latin, le mur, avec le bruit d'un coup de canon et au milieu d'un flot de poussière qu'il entraînait, vint s'abattre à quelques pas de lui.
— Vous êtes donc sourd et aveugle? courut lui dire, avec le ton d'aménité que l'on peut croire, l'ouvrier préposé pour avertir les passants du danger.
— Merci ! cher monsieur, dit la Peyrade revenu sur la terre ; sans vous, je me faisais sottement écraser.
Et il serrait la main de Phellion.
— Ma récompense, répondit celui-ci, est dans la satisfaction même de vous savoir arraché à un si imminent péril, et je puis dire que cette satisfaction est entremêlée pour moi de quelque orgueil, car je ne m'étais pas trompé de deux secondes dans le calcul qui m'avait permis de préjuger le moment où ce redoutable bloc serait déplacé de son centre de gravité. Mais à quoi pensiez-vous donc, cher monsieur? Sans doute au plaidoyer que vous devez prononcer dans l'affaire Thuillier,
car les feuilles publiques m'ont appris la me=- nace que la vindicte publique fait peser sur la tête de notre estimable ami. C'est une belle cause, monsieur, que vous aurez à défendre; la main sur la conscience et habitué d'ailleurs que je suis, par mes travaux comme membre du comité de lecture de l'Odéon, à juger des ouvrages d'esprit, après avoir eu communication de quelques passages de l'écrit incriminé, je ne trouve pas que le ton de cette brochure soit de nature à justifier les mesures de rigueur dont elle a été l'objet; entre nous, ajouta le grand citoyen en baissant la voix, j'avoue que le gouvernement a fait là une petitesse.
— C'est aussi mon avis, dit la Peyrade, mais je ne serai pas chargé de la défense ; j'ai engagé Thuillier à solliciter l'assistance de quelque avocat en renom. — Ce peut être un bon conseil, dit Phellion, j et, dans tous les cas, il fait honneur à vo modestie. Vous venez sans doute de le vol ce cher ami ; je passai chez lui le jour où î» bombe éclata, et je m'y rendais derechef en ctJJ moment. Je ne le trouvai pas, lors de ma pre- mière visite; je ne trouvai que Brigitte, qu J
était eu grande discussion avec madame de Godollo ; c'est une femme qui a des vues politiques ; elle avait, ma foi ! prédit la saisie.
— Vous savez qu'elle a quitté Paris, la comtesse ? dit la Peyrade se précipitant sur l'occasion d'aborder le sujet de sa monomanie du moment.
— Ah! elle est partie, dit Phellion. Eh bien, monsieur, je dois vous dire, quoiqu'il y eût entre elle et vous peu de sympathie, que je regarde son départ comme un malheur ; elle laissera un grand vide dans le salon de nos amis; je vous dis cela parce que c'est ma pensée et que je ne suis pas dans l'usage de la voiler.
— Mais, oui, dit la Peyrade, c'était une femme fort distinguée, et avec laquelle, je crois, malgré ses préventions, j'aurais fini par m'entendre ; mais ce matin, sans rien faire savoir du lieu où elle se rendait, elle a pris brusquement la poste.
— La poste! répliqua Phellion. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je trouve, monsieur, que c'est une manière vraiment fort agréable de voyager, et certainement Louis XI, auquel nous devons cette institu-
tion, a eu dans la circonstance une idée trèsheureuse, quoique d'autre part son gouvernement sanguinaire et despotique n'ait pas été, selon mes faibles lumières, précisément à l'abri de tout reproche. Une seule fois dans ma vie, j'usai de ce mode de locomotion, et je déclare le trouver fort supérieur, malgré son infériorité de vitesse relative, à cette course échevelée des railways ou chemins de fer, où la rapidité n'est acquise qu'au prix de la sécurité du voyageur et du contribuable.
La Peyrade ne prêtait que peu d'attention à la phraséologie de Phellion. « Où peut-elle être allée ? » Il creusait cette idée dans tous les sens, préoccupation qui l'eût rendu indifférent même à une narration d'un bien autre intérêt ; mais, lancé comme une locomotive, le grand citoyen continuait : — Ce fut à l'époque des dernières couches de madame Phellion. Elle était alors dans le Perche, auprès de sa mère, lorsque j'appris que des accidents très-graves accompagnaient sa fièvre de lait. Plaie d'argent, comme on dit, n'est jamais mortelle ; et, frappé de terreur par le danger que courait mon épouse, je me rends aussitôt à l'hôtel des postes pour ob-
tenir d'être admis à occuper une des places de la malle. Aucune ne se trouvait libre : toutes étaient retenues pour plus d'une semaine. Dès lors, prenant mon parti, Je me rends à la rue Pigale, et, à prix d'or, j'avais obtenu qu'une chaise et deux chevaux fussent mis à ma disposition, lorsque la formalité du passe-port, dont j'avais négligé de me munir, et sans lequel, en vertu d'un arrêté des consuls du 17 nivôse an XII, on ne délivre de chevaux à aucun voyageur.
Ces derniers mots furent pour la Peyrade un trait de lumière, et, sans attendre la fin de l'odyssée postale du grand citoyen, il s'était élancé dans le sens de la rue Pigale avant même que Phellion, resté sa phrase en l'air, eût eu le temps de constater sa disparition.
Arrivé à l'établissement de la Poste royale, la Peyrade fut assez empêché de savoir où s'adresser pour obtenir le renseignement qu'il était venu demander. Il était donc occupé à expliquer au concierge qu'il avait à remettre, '- à une femme de sa connaissance, une lettre d'un intérêt très-pressant qui lui parvenait pour elle; que cette dame avait fait l'étourderie de ne pas lui laisser son adresse, et
qu'il avait pensé pouvoir connaître, par le passe-port qu'elle avait dû présenter pour avoir des chevaux, le lieu de sa destination, quand, prenant la parole : — C'est-y une dame voyageant avec sa femme de chambre et que j'ai été charger près de la Madeleine? demanda un postillon assis dans un coin de la pièce où la Peyrade commençait son enquête.
— Justement, dit la Peyrade en s'avançant vivement vers cet homme providentiel, et en lui glissant un écu de cent sous dans la main.
— Ah ben ! c'est une drôle de voyageuse, dit le postillon : elle m'a dit de la conduire au bois de Boulogne, où elle m'a fait circuler pendant une heure; ensuite nous avons rabattu à la barrière de l'Étoile, où elle m'a donné un bon pourboire et a pris un fiacre en me disant de reconduire la berline chez un loueur de la cour des Coches, faubourg SaintHonoré.
— Le nom de cet homme ? demanda vive- ment la Peyrade.
— Le sieur Simonin, répondit le postillon.
Muni de ce renseignement, la Peyrade avait repris sa course, et un quart d'heure plus tard
il était en présence du loueur de carrosses ; celui-ci savait seulement qu'une dame demeurant place de la Madeleine avait fait louer,
sans chevaux, une berline de poste pour la demi-journée; que la berline lui avait été envoyée le matin à neuf heures, et qu'avant midi elle était rentrée sous la remise, ramenée par un postillon de la Poste royale.
— Il n'importe, se dit la Peyrade, je suis sûr maintenant qu'elle n'a pas quitté Paris et qu'elle ne me fuit pas. Très-probablement pour en finir avec les Thuillier, elle aura simulé un voyage ; et, sot que je suis, il doit y avoir chez moi une lettre qui m'informe de tout.
Brisé d'émotion et de fatigue, et pour vérifier plus promptement la valeur de son pressentiment, la Peyrade se jeta dans une voiture de place; en moins d'un quart d'heure, car il avait promis un large pourboire, il était rendu rue Saint-Dominique-d'Enfer.
Là il eut encore à subir la torture de l'attente. Depuis que Brigitte n'habitait plus la maison, le service du sieur Coffinet, le portier, se faisait fort négligemment, et quand la Peyrade se précipita vers la loge pour y pren-
dre sa lettre, qu'en effet il crut apercevoir dans la case affectée à son service, les époux Coffînet étaient absents et leur porte soigneusement fermée. La portière était occupée à faire un ménage dans la maison, et le sieur Coffînet, profitant de la circonstance, s'était laissé entraîner dans un cabaret du voisinage où, entre deux canons, il soutenait contre un républicain, qui en parlait fort peu respectueu- sement, la cause des propriétaires.
Ce ne fut qu'au bout de vingt minutes que le digne concierge, se rappelant la propriété confiée à sa garde, se décida à venir reprendre son poste. On se figure le déluge de reproches dont il fut salué par la Peyrade. Il s'excusa en disant qu'il était allé faire une commission pressée dont l'avait chargé Mademoiselle, et qu'il ne pouvait pas à la fois être à la porte et où ses maîtres l'envoyaient.
A la fin, il remit à l'avocat une lettre timbrée de Paris. Avec son cœur plutôt qu'avec ses yeux, le Provençal en reconnut l'écriture, et l'ayant retournée, les armes et la devisé lui confirmèrent qu'enfin il était arrivé au terme de la plus cruelle émotion qu'il eût subie de
sa vie.
Lire cette lettre devant cet affreux portier lui parut une profanation ; par un sentiment raffiné où se reconnaîtront tous les amoureux, il se donna le plaisir de faire une station devant son bonheur et ne voulut décacheter la bienheureuse épître qu'au moment où chez lui, - les portes fermées, et aucune distraction ne pouvant survenir, il serait en mesure de savourer à son aise la délicieuse sensation dont son cœur avait l'avant-goût.
L'escalier monté d'un trait, l'amoureux Provençal fit l'enfantillage de donner un tour de clef fi sa porte, et enfin installé à son aise devant son bureau, après avoir rompu le cachet avec une dextérité religieuse, il fut obligé de porter la main à son cœur qui avait l'air de vouloir sauter hors de sa poitrine.
« Cher monsieur, lui éerivait-on, je dispa- <c rais pour toujours, parce que mon rôle est « fini. Je vous remercie de me l'avoir rendu « aussi attrayant que facile. En vous brouillant « avec les Thuillier et les Colleville, qui sont « maintenant bien au fait des sentiments vrais « que vous éprouvez pour eux et en prenant « le soin de commenter auprès d'eux de la
« manière la plus désagréable à leur amour« propre bourgeois les circonstances déjà pas« sablement aggravantes de votre brusque et « impitoyable rupture, je suis fière et heu« reuse de vous avoir rendu un signalé ser« vice. La petite ne vous aime pas et vous « n'aimez d'elle que les beaux yeux de sa dot.
« C'est donc un enfer que je vous ai sauvé à «atous deux. En échange de la prétendue que « vous avez si vertement rejetée, on vous des« tine une charmante fille ; elle est plus riche, « plus belle que mademoiselle Colleville, et a pour parler de moi, en finissant, plus libre <( Que votre servante très-indigne, « Femme TORNA, comtesse de GODOLLO. »
« P. S. Pour plus amples renseignements, « voir sans retard M. du Portail, rentier, rue « Honoré-Chevalier, près la rue Cassette, « quartier Saint-Sulpice, chez lequel vous êtes « attendu. »
A la suite de cette lecture, l'avocat des pauvres se prit la tête à deux mains, il ne voyait plus, n'entendait plus, ne pensait plus : il était anéanti.
X
UNE MAUVAISE VEINE.
Quelques jours furent nécessaires à la Peyrade pour se remettre du coup de massue qui veuait de l'abattre. L'atteinte en effet était terrible : au sortir de ce songe d'or lui présentant sous un si riant aspect les perspectives de l'avenir, il se retrouvait, mystifié dans les conditions les plus dures pour son amour-propre et pour ses prétentions à la profondeur et à l'habileté, brouillé avec les Thuillier d'une manière irréparable, chargé d'une dette de
vingt-cinq mille francs à échéance lointaine il est vrai, mais aussi engagé à payer à Brigitte une autre somme de dix mille francs que le soin de sa dignité le mettait en demeure d'ac- quitter dans un délai très-rapproché; enfin, ce qui mettait le comble à son humiliation et à son mécompte, en s'examinant bien il ne se sentait pas radicalement guéri de l'entraînement passionné qu'il avait éprouvé pour la femme auteur de ce grand désastre et l'instrument de sa ruine.
Ou cette Dalila était une très-grande dame assez haut placée pour se permettre les fantaisies les plus compromettantes, et alors elle se serait passé celle de jouer le rôle de grande coquette dans un proverbe où lui-même avait eu le rôle du niais ; ou c'était une coureuse de haut lignage, s'étant mise à la solde de ce duPortail et devenue l'agente de son intrigue matrimoniale. Ainsi, mauvaise vie ou mauvais cœur, voilà les deux termes du jugement qui pouvait être porté sur cette dangereuse sirène, et dans l'un ou l'autre cas, ce semble, elle n'était pas très-vivement recommandée aux regrets de sa victime.
Mais il faut se mettre à la place de cet en-
fant de la Provence, au sang brûlé et à la tête ardente, qui, pour la première fois de sa vie, se trouvant face à face avec l'amour ambré et en dentelles, avait cru boire la passion dans une coupe d'or ciselé. Comme après le réveil on garde encore l'impression du songe qui vous a ému, resté épris de ce qui n'avait jamais été qu'une ombre, la Peyrade eut besoin de toute son énergie morale pour écarter le souvenir de la perfide comtesse. Disons mieux, il ne cessa pas d'aspirer à elle ; seulement, il eut soin d'habiller d'un honnête prétexte l'immense désir qu'il éprouvait de parvenir à la retrouver ; ce désir, il l'appela curiosité, ardeur de vengeance, et en conséquence voici l'ingénieuse déduction qu'il se fit : « Cérizet m'avait parlé d'une riche héritière ; la comtesse, dans sa lettre, m'indique que toute l'intrigue dans laquelle elle m'a enlacé m'amène à un riche mariage; les riches mariages qu'on jette à la tête des gens ne fleurissent point si dru qu'en quelques semaines, pour moi, cette même chance ait pu se reproduire deux fois : donc, le parti que m'avait offert Cérizet, et celui qui vient de se présenter à moi, c'est toujours cette folle qu'on s'a-
charne si singulièrement à me faire épouser : donc Cérizet, étant du complot, doit connaître la comtesse : donc, par lui, je puis me remettre sur la trace de la Hongroise. Dans tous les cas, j'aurai des renseignements sur l'étrange dévolu dont je suis devenu l'objet; évidemment une famille qui, pour arriver à ses fins, met en jeu des marionnettes aussi huppées, doit occuper dans le monde une position considérable : donc, il faut aller voir Cérizet. »
Et il alla voir Cérizet.
Depuis le dîner du Rocher de Cancale, les deux anciens amis ne s'étaient pas rencontrés.
Une fois ou deux, chez les Thuillier, où Dutocq venait peu, à cause de l'éloignement de leur nouvelle demeure, la Peyrade avait demandé au greffier de la justice de paix ce qu'il faisait de son commis.
— Jamais il ne parle de vous, avait répondu Dutocq.
D'où la conclusion que le ressentiment, le manet altâ mente repostum, était encore vivant chez le vindicatif usurier.
La Peyrade ne s'arrêta point à cette considération. Il n'allait pas, après tout, demander un service : il allait sous le prétexte de re-
nouer une affaire dont Cérizet s'était mêlé ; et Cérizet ne se mêlait jamais de quelque chose qu'il n'y eût un intérêt. La chance était donc plutôt pour une réception empressée et affectueuse que pour un accueil désobligeant. L'avocat prit d'ailleurs le parti d'aller trouver le commis à son greffe : c'était moins une visite que s'il avait été lui parler dans son taudis de la rue des Poules, dont l'abord, d'ailleurs, n'avait rien de très-engageant.
Il était deux heures environ quand la Peyrade fit son entrée dans le local de la justice de paix du douzième arrondissement. Il traversa une première pièce où attendaient la foule des justiciables que les appositions et levées de scellés après décès, les actes de notoriété, les procès en conciliation, les contestations entre maîtres et domestiques, entre propriétaires et locataires, entre clients et fournisseurs, et enfin les contraventions de police, mettent continuellement en rapport avec le magistrat du premier degré.
Sans s'arrêter dans cette salle d'attente, la Peyrade poussa jusqu'à une seconde pièce précédant le cabinet du greffier. Là Cérizet écrivait sur un méchant bureau de bois noirci, où
s'asseyait en vis-à-vis un petit clerc, qui dans ce moment n'occupait pas sa place.
En voyant entrer l'avocat, Cérizet lui jeta un regard fauve et, sans se déranger de son siège et de l'expédition d'un jugement qu'il grossoyait : — Tiens ! lui-dit-il, c'est vous, sieur la Peyrade. Eh bien, vous faites de jolies affaires à votre ami Thuillier. ; — Comment vas-tu? demanda la Peyrade.
d'un ton à la fois résolu et amical.
— Moi, répondit Cérizet, tu vois, toujours ramant sur ma galère , et, pour suivre la métaphore nautique, je te demanderai quel est le vent qui t'amène; serait-ce par hasard le vent de l'adversité?
La Peyrade sans répondre prit une chaise auprès de son interlocuteur, ensuite il lui dit avec gravité : — Mon cher, nous avons à causer.
— Il paraît, dit le venimeux Cérizet en insistant , qu'avec les Thuillier ça s'est furieusement refroidi depuis la saisie de la brochure?
- Les Thuillier sont des ingrats, répondit
la Peyrade, j'ai rompu avec eux.
— Rupture ou congé, dit Cérizet, leur porte
y
ne t'est pas moins fermée, et d'après ce que m'a dit Dutocq, Brigitte parlerait de toi d'une façon plus que légère. Voilà, mon ami, ce que c'est que de vouloir faire ses affaires tout seul : les complications arrivent, et l'on n'a personne pour amortir les angles. Si tu m'avais fait avoir le bail, j'étais introduit chez les Thuillier, Dutocq ne se retirait pas de toi, et nous t'amenions tout doucement au port.
— Et si je ne veux pas arriver au port!
repartit la Peyrade avec quelque vivacité; je te dis que j'ai des Thuillier par-dessus la tête; que j'ai rompu le premier; que je leur ai dit de s'ôter de mon soleil, et, si Dutocq t'a dit autre chose, tu diras à Dutocq qu'il a menti ; est-ce clair? il me paraît que je m'explique.
— Eh bien ! justement, mon cher, si tu en veux tant à toute cette Thuilerie, il fallait m'insinuer chez elle, tu aurais vu comme je t'aurais vengé en l'exploitant.
'- De ce côté-là tu as raison, dit la Peyrade, et il serait à désirer que je t'eusse lâché dans leurs jambes, mais encore un coup je n'ai pas été maître de l'affaire du bail.
0..:. Sans doute, dit Cérizet, ta conscience te faisait un devoir de dire à Brigitte qu'une
somme de douze mille francs que je comptais gagner sur elle serait aussi bien dans sa poche.
— Il paraît, répondit l'avocat, que Dutocq continue l'honorable métier d'espion que jadis il pratiquait dans les bureaux des finances, et comme les gens de ce sale métier, il fait des rapports aussi spirituels que véridiques.
— Prends garde, dit Cérizet, tu parles de mon patron et dans son antre.
— Voyons, dit la Peyrade, je suis venu pour t'entretenir de choses sérieuses : veux-tu me faire le plaisir de laisser là les Thuillier et leurs dépendances et me prêter ton attention ?
— Parle, mon cher , dit Cérizet en posant sa plume qui n'avait pas cessé de courir sur le papier timbré, je t'écoute.
— Dans le temps, reprit la Peyrade, tu m'as parlé d'une fille à marier, riche, majeure, et légèrement atteinte d'hystérie, comme tu disais par euphémisme.
— Allons donc ! s'écria l'usurier; je t'y attendais ; tu as eu bien de la peine à rejoindre.
— En m'offrant cette héritière, demanda la Peyrade, quelle était ta pensée ?
— Parbleu ! celle de te faire faire une ma-
gnifique affaire ; tu n'avais qu'à te baisser et à prendre. J'étais formellement chargé de te la proposer, et là il n'y avait pas de courtage, je • m'en serais entièrement rapporté à ta générosité.
— Mais tu n'avais pas seul reçu mandat pour me pressentir, il y avait une femme ayant mission de son côté.
— Une femme? répondit Cérizet du ton le plus naturel, pas que je sache.
— Si, une étrangère, assez jeune et assez jolie, que tu as dû rencontrer dans la famille de la future, à laquelle elle paraît très-ardemment dévouée.
— Jamais, dit Cérizet, il n'a été question d'une femme dans cette négociation ; j'ai toute raison de croire que j'en étais exclusivement chargé.
— Comment! demanda la Peyrade en fixant sur le commis-greffier un œil scrutateur, tu n'as jamais ouï parler de la comtesse Torna de Godollo?
— De ma vie ni de mes jours ; c'est la première fois que j'entends prononcer ce nom.
— Alors, dit la Peyrade, il doit être question d'un autre parti, car cette femme, après
beaucoup de préliminaires assez singuliers qu'il serait trop long de te raconter, m'a formellement offert une jeune personne beaucoup plus riche que mademoiselle Colleville.
— Et majeure, et hystérique? demanda Cé- rizet.
— Non, on ne m'a pas embelli la proposition de ces accessoires ; mais, voyons, il y a un autre détail qui, peut-être, te mettra sur la voie. Madame de Godollo m'a engagé, si je voulais pousser la chose, à voir un M. du Portail, rentier.
— Rue Honoré-Chevalier? fit vivement Cérizet.
— Précisément.
— Alors; c'est bien le même mariage qui t'est offert de deux côtés différents : il est seulement étrange que je n'aie pas été prévenu de la collaboration.
— De telle sorte, dit la Peyrade, que nonseulement tu n'avais pas eu vent de l'intervéntion de la comtesse, mais que tu ne la connais pas, et que tu ne pourrais me donner sur elle aucun renseignement — Quant à présent, non, repartit l'usurier, mais je pourrai m'informer, car le procédé vis-
à-vis de moi me paraît un peu cavalier ; ce double emploi doit au reste te prouver combien tu conviens à la famille. A ce moment la porte du cabinet fut entr'ouverte avec précaution ; la tête d'une femme se montra et une voix, qui fut aussitôt reconnue par la Peyrade, dit en s'adressant au commisgreffier : — Ah! pardon ! monsieur est en affaires.
Pourrai-je dire un mot à monsieur quand il sera seul ?
Cérizet, qui avait le coup d'œil aussi preste que la main, fit cette remarque. Placé de ma-
nière à être envisagé par la survenante, la Peyrade, aussitôt qu'il avait entendu sa voix miel- leuse et traînante, s'était empressé de tourner la tête de manière à lui dérober ses traits. Au lieu donc d'être brutalement éconduite, ainsi qu'il arrivait à la plupart des solliciteurs qui s'adressaient au plus revêche et au moins accueillant des commis-greffiers : — Entrez, entrez, madame Lambert, s'entendit crier la discrète visiteuse, vous en auriez pour trop longtemps à attendre.
En se trouvant face à face avec la Peyrade : — Ah ! M. l'avocat des pauvres, s'écria sa
créancière, que le lecteur a sans doute reconnue , comme je suis heureuse de rencontrer monsieur ! j'étais passée plusieurs fois chez lui pour savoir s'il avait eu le temps de s'occuper de ma petite affaire.
— C'est vrai, dit la Peyrade, j'ai eu depuis quelque temps des dérangements nombreux qui m'ont souvent fait absent de mon cabinet , mais tout est en règle et a été remis au secrétariat.
— Oh ! que monsieur est bon ! dit la dévote en joignant les mains.
- — Tiens ! tu as des affaires avec madame Lambert! dit Cérizet ; tu ne m'avais pas dit ça.
Est-ce que tu es le conseil du père Pieot?
— Malheureusement non, dit la dévote, mon maître n'a voulu prendre les conseils de personne, c'est un homme si entier, si volontaire !
Mais, mon digne monsieur, est-ce que c'est donc vrai que le conseil de famille va encore s'assembler?
— Sans doute, répondit Cérizet; et pas plus tard que demain.
— Mais enfin, monsieur, puisque ces messieurs de la cour royale avaient dit que la famille n'était pas dans son droit !
— Eh bien, oui, repartit le commis-greffier, le tribunal de première instance et ensuite la cour royale, sur l'appel des parents, ont rejeté la demande en interdiction.
— Je le crois bien, dit la dévote, vouloir faire passer pour fou un homme si plein de moyens!
— Mais les parents ne veulent point en démordre ; ils reprennent l'affaire sous une autre forme et demandent la nomination d'un conseil judiciaire : c'est pour cela que le conseil de famille se réunit demain r et je crois que cette fois, ma chère madame Lambert, le père Picot pourrait bien être mis en lisières. Il y a des articulations très-graves; c'est très-bien de faire chanter la poule, mais la plumer jusqu'au sang!
— Comment ! monsieur croirait ! dit la dé- vote en ramenant ses mains jointes vers son menton par un mouvement des épaules.
— Moi, je ne crois rien, dit Cérizet ; je ne swis pas juge dans l'affaire, mais les parents affirment que vous avez détourné des sommes considérables ; que vous avez fait des placements sur lesquels ils demandent une enquête.
— Mon Dieu ! dit la dévote, on peut voir ;
je n'ai pas un titre de rente, pas une action, pas un billet, pas la moindre valeur en ma possession.
- — Ah ! dit Cérizet en regardant la Peyrade du coin de l'œil, il y a les amis complaisants qui donnent asile. Au reste, ça ne me regarde pas, chacun s'arrange à sa manière : qu'est-ce que vous vouliez me dire en définitive?
— Je voulais, répondit la béate, vous implorer, vous, monsieur, implorer M. le greffier, pour que vous vouliez bien parler en notre faveur à M. le juge de paix; M. le vicaire île Saint-Jacques doit aussi nous recommander.
Ce pauvre homme, ajouta-t-elle en pleurant, si on continue de le tourmenter, on le fera mourir.
— M. le juge de paix, je ne vous le cache pas, dit Cérizet, est mal disposé ; vous avez vu que l'autre jour, il n'a pas voulu vous rece- voir. Pour ce qui est de M. le greffier et de moi, nous ne pouvons pas grand'chose ; d'ailleurs, voyez-vous, ma bonne dame, vous êtes trop boutonnée.
- Monsieur m'a demandé si j'avais quelques petites économies placées; je .lIe peux pas lui dire que j'en ai, quand, au contraire, tout
a passé dans le ménage de ce pauvre M. Pi-i-cot qu'on m'accuse d'avoir déééépouillé.
Madame Lambert était arrivée à sangloter.
— Mon opinion, à moi, dit Cérizet, est que vous vous faites plus pauvre que vous n'êtes, et si l'ami la Peyrade, qui paraît avoir toute votre confiance, n'avait pas la langue liée par les devoirs étroits de sa profession.
— Moi ! fit vivement la Peyrade, je ne sais rien des affaires de madame ; elle m'a prié de lui rédiger un mémoire pour un intérêt qui n'a rien de judiciaire ni de financier.
— Ah! c'est, donc ça, dit Cérizet, madame était allée chez toi pour ce mémoire, le jour où elle y fut rencontrée par Dutocq ; tu sais, le lendemain de notre fameux dîner au Rocher de Cancale, où tu fus si Romain.
Puis, sans avoir l'air d'attacher une autre importance à ce souvenir : — Eh bien, ma bonne madame Lambert, ajouta-t-il, je dirai au patron de parler à M. le juge de paix, et, si j'en trouve l'occasion, je lui parlerai moi-même ; mais, je vous le répète, il est bien mal prévenu pour vous.
Madame Lambert se retira avec force révé-
rences et force protestations de reconnais- sance.
Quand la dévote fut partie : — Tu n'as pas l'air de croire, dit la Peyrade, que cette femme soit venue me trouver pour la rédaction d'un mémoire; rien n'est , plus vrai pourtant ; elle passe pour une sainte dans la rue qu'elle habite, et ce vieillard qu'on l'accuse d'avoir dépouillé, selon les renseignements qui m'ont été donnés, ne vit que de son dévouement : en conséquence, on a mis dans la tête de la chère dame l'ambition d'un prix Montyon, et ce sont ses titres à cette récompense qu'elle m'a prié de faire valoir et d'exposer.
— Tiens ! les prix Montyon ! s'écria Cérizet, c'est une idée, mon cher, et nous avons eu tort de ne pas les cultiver. Moi surtout, qui suis le banquier des pauvres comme tu en es l'avocat. Quant à ta cliente, elle est heureuse que les parents du père Picot ne soient pas membres de l'Académie française, car c'est en police correctionnelle, à la sixième chambre, qu'ils voudraient lui faire décerner un prix de vertu ; mais pour en revenir à notre affaire, je te disais donc qu'après toutes tes
J
tergiversations tu ferais bien d'en finir, et, comme ta comtesse, je t'engage vivement à aller voir du Portail.
— Mais quel homme est-ce? demanda la Reyrade.
— Un petit vieux, fin comme l'ambre, répondit Cérizet, et qui me fait l'effet d'avoir un crédit du diable. Vas-y, la vue, comme on dit, n'en coûte rien.
— Oui, dit la Peyrade, il est possible que j'y aille, mais avant je veux que tu t'informes de ce que c'est que cette comtesse de Godollo.
— Qu'est-ce que ça te fait, cette comtesse?
Dans l'affaire ce n'est qu'une comparse.
— Enfin, j'ai mes raisons, dit l'avocat. D'ici à deux ou trois jours, tu dois savoir à quoi t'en tenir sur son compte, je te reverrai à ce moment-là.
— Mon brave, dit Cérizet, tu me fais l'effet de t'amuser aux bagatelles de la porte. Est-ce que par hasard nous serions amoureux de l'entremetteuse ?
« La peste de l'homme ! pensa l'avocat ; il devine tout, et il n'y pas moyen de rien lui cacher. »
- Non, reprit tout haut la Peyrade, je ne
suis pas amoureux, et, tout au contraire, je suis prudent. Je t'avoue que ce mariage de folle, je n'y vais que du bout des dents, et, avant de m'embarquer dans cette affaire, je veux savoir un peu où je mets le pied. La manière tortueuse dont on procède ne me rassure que tout juste, et puisqu'on fait agir tant d'influences, il me convient de les contrôler l'une par l'autre. Ainsi, ne va pas jouer au fin et me donner sur madame la comtesse Torna de Godollo des informations prises sous ton bonnet et qui soient comme les signalements de passe-port : menton rond, visage ovale; ce que l'on appelle des selles à tous chevaux. Je te préviens que je suis en mesure de vérifier la véracité de ton rapport, et si je vois que tu me veux rouer, je romps net avec ton du Portail.
— Vouloir vous rouer, monseigneur! répondit Cérizet en prenant la voix et l'accent de Frédérick Lemaître, qui donc oserait s'y frotter!.
Comme il prononçait cette phrase un peu moqueuse, parut Dutocq, qui rentrait accompagné de son petit clerc. Il venait d'instru- menter en ville.
— Tiens ! dit le greffier en voyant la Peyrade et Cérizet réunis, voilà la trinité reconstituée, mais l'objet de l'alliance, le casus (œderill, est bien à vau-l'eau. Qu'avez-vous donc fait, mon cher la Peyrade, à cette bonne Brigitte? elle vous en veut à la mort.
— Et Thuillier? demanda l'avocat.
C'était la scène de Molière retournée, et Tartufe demandant des nouvelles d'Orgon.
— Thuillier avait commencé par ne pas vous être si hostile ; mais il paraît que l'affaire de la saisie prend assez bonne tournure.
Ayant moins besoin de vous, il commence à se laisser entraîner dans les eaux de sa sœur, et, la progression continuant, je ne doute pas que dans quelques jours, si la chambre du
conseil déclare n'y avoir lieu à suivre, vous ne deveniez pour lui un homme à pendre.
— Enfin, j'en suis hors, dit la Peyrade, et quand on me reprendra à pareille fête ! Adieu !
mes chers, ajouta-t-il, et toi, Cérizet, pour ce dont je t'ai parlé, activité, sûreté et discrétion.
Quand la Peyrade fut dans la cour de la mairie, il fut accosté par madame Lambert qui l'avait attendu.
— Monsieur, lui dit la dévote avec componction , ne croit pas sans doute toutes les vilaines choses qu'a dites devant lui M. Cérizet, et monsieur sait bien que c'est par suite de la succession de mon oncle d'Angleterre que je me suis trouvée avoir de l'argent.
— Très-bien ! dit la Peyrade, mais vous comprenez qu'avec tous les bruits que font courir les parents de votre maître, le prix de vertu est furieusement aventuré.
— Si la volonté de Dieu n'est pas que je l'obtienne.
-Vous devez voir aussi combien il est important pour vous de garder le secret du service que je vous ai rendu. A la première apparence d'une indiscrétion, je vous l'ai dit, la somme vous serait impitoyablement remise.
— Oh ! monsieur peut être tranquille !
— Eh bien, adieu, ma chère, dit la Peyrade d'un ton protecteur.
Comme il se séparait d'elle : — Madame Lambert ! cria une voix nasillarde par la fenêtre d'un escalier.C'était Cérizet, qui s'était douté du colloque, et qui était venu le vérifier.
- Madame Lambert, répéta-t-il, M. le gref-
fier est rentré, et si vous voulez venir lui parler.
Pas moyen pour la Peyrade d'empêcher cette conférence où il comprit que le secret de son emprunt pouvait courir les plus grands dangers.
— Décidément, se dit-il en s'en allant, la veine n'est pas bonne. Je ne sais pas quand cela finira.
-
XI
UNE COMTESSE DE L'AUTRE MONDE.
Il y avait chez Brigitte un instinct tellement violent de domination, que ce fut sans regret, et, disons-le, avec une certaine joie secrète, qu'elle vit la disparition de madame de Godollo.
Cette femme, elle le sentait, avait sur elle une supériorité écrasante qui, tout en ayant tourné au bel ordre de sa maison, néanmoins, la mettait mal à l'aise, et, quand eut lieu leur séparation, laquelle se fit, du reste, dans de
bons termes et sous un prétexte plausible et honnête, miss Thuillier respira. Elle fit comme ces rois longtemps dominés par un ministre impérieux et nécessaire, qui illuminent dans leur cœur le jour où la mort vient les délivrer de ce maître dont ils ne supportaient qu'impatiemment les services et l'influence rivale. 1 Thuillier, vis-à-vis de la Peyrade, n'aurait pas été éloigné d'éprouver un sentiment pareil.
Mais madame de Godollo n'était que l'élégance, tandis que l'avocat était l'utilité de la maison qu'ils venaient de déserter presque simultanément, et au bout de quelques jours, pour parler comme les prospectus, un terrible besoin du Provençal se faisait sentir dans l'existence politique et littéraire de bon ami.
Le conseiller municipal se vit tout à coup chargé d'un rapport important. Il n'avait pu décliner cette tâche que lui avait mise sur les bras la renommée d'homme lettré et d'habile écrivain sortie pour lui de la publication de sa brochure, et,,devant le dangereux honneur qui venait de lui être fait par ses collègues du conseil général, il resta épouvanté de sa solitude et de son insuffisance.
Il eut beau s'enfermer dans son cabinet, se
gorger de café noir, tailler des plumes, écrire vingt fois sur du papier qu'il coupait exacte- ment de la dimension de celui qu'il avait vu employer par la Peyrade : Rapport à messieurs les membres composant le conseil municipal de lu ville de Paris, placer ensuite en vedette un splendide MESSIEURS, puis sortir furieux de son cabinet en se plaignant d'un tintamarre • épouvantable qui lui coupait le fil de ses idées.
, quand seulement dans la maison on avait fermé une porte, ouvert une armoire ou remué une chaise, tout cela ne faisait pas que le travail avançât et que seulement il fût commencé.
Il arriva heureusement que Rabourdin vou- lut changer quelque chose à la distribution de son appartement, et il vint comme de raison soumettre cette prétention au propriétaire.
Thuillier accorda avec empressement ce qu'on lui demandait, et ensuite il parla à son locataire-du rapport dont il était chargé, heureux, dit-il, qu'il serait d'avoir ses idées sur la matière.
Rabourdin, auquel aucune question administrative n'était étrangère, s'empressa de jeter sur le sujet qui lui était proposé un grand nombre d'aperçus nets et lucides. Il était de
ceux auxquels la qualité des intelligences devant lesquelles ils parlent est assez indifférente : un sot ou un homme d'esprit qui les écoute leur sert à penser tout haut et leur devient un excitant d'un effet à peu près pareil.
Quand il eut fini, Rabourdin s'était bien aperçu que Thuillier ne l'avait pas compris, mais il s'était écouté avec plaisir; il était d'ailleurs , reconnaissant de l'attention même obtuse de son auditeur et de l'empressement que le propriétaire avait mis à lui appointer sa requête.
— Du reste, dit-il donc en sortant, je dois avoir dans mes papiers quelque chose sur le sujet qui vous occupe, je chercherai cela et je vous l'enverrai.
En effet, le soir même, il fit remettre chez Thuillier un volumineux manuscrit. Thuillier passa la nuit à puiser dans ce précieux répertoire d'idées, et il finit pas eu extraire au delà de ce qu'il fallait pour constituer un travail remarquable, même en faisant de cette pillerie un usage assez maladroit.
Lu le surlendemain au conseil, le rapport obtint le plus grand succès, et Thuillier revint chez lui tout radieux des félicitations qu'il avait recueillies. A partir de ce moment, qui
marqua dans sa vie, car dans une vieillesse avancée il parlait encore « du rapport qu'il « avait eu l'honneur de présenter au conseil « général de la Seine, •» la Peyrade baissa considérablement dans son esprit; il lui parut dès lors qu'il pouvait très-bien se passer du Provençal, et à cette pensée d'émancipation il s'encouragea par un autre bonheur dont il fut visité presque au même moment.
Une crise parlementaire se préparait ; elle fit penser au ministère que, pour enlever à ses adversaires un thème d'opposition toujours influent sur l'opinion publique, il devait se relâcher des mesures de rigueur que, depuis quelque temps, il avait fort multipliées contre la presse. Compris dans cette sorte d'amnistie hypocrite, Thuillier reçut un matin une lettre de l'avocat qu'il avait constitué aux lieu et place de la Peyrade. Ce billet lui annonçait que la chambre du conseil l'avait renvoyé de la plainte et qu'elle ordonnait la levée de la saisie.
Alors la prévision de Dutocq se réalisa. Ce poids de moins sur la poitrine, Thuillier eut le non-lieu insolent, et faisant chorus à Brigitte, il en vint à parler de la Peyrade comme d'une
façon d'intrigant qu'il avait nourri, qui lui avait. soutiré des sommes considérables, qui ensuite s'était conduit avec la dernière ingra- titude, et qu'il était trop heureux de ne plus compter au nombre de ses relations : Orgon était en pleine révolte, et comme Dorine il se serait presque écrié : Un gueux qui, quand il vinl, n'avait pas de souliers, Et dont l'habit entier valait bien six deniers !
Cérizet, à qui toutes ces indignités furent contées par Dutocq, n'aurait pas manqué de les reporter toutes chaudes à la Peyrade ; mais l'entrevue dans laquelle le commis-greffier devait fournir des renseignements sur madame de Godollo n'eut pas lieu à l'époque où elle avait été fixée. La Peyrade se fit lui-même sa lumière. Voici ce qui lui arriva : Toujours poursuivi par la pensée de la belle Hongroise, en attendant, ou plutôt sans attendre le résultat de l'enquête de Cérizet, il battait Paris dans tous les sens et était vu comme le-plus inoccupé des flâneurs dans tous les lieux les plus fréquentés; son cœur lui disait que, d'un moment à l'autre, il viendrait à rencontrer l'objet de cette ardente recherche.
Un soir, c'était vers la mi-octobre, l'automne, comme il arrive souvent à Paris, était magnifique, et sur les boulevards où le Provençal promenait son amour et sa mélancolie, l'animation et la vie en plein air se continuaient comme au cœur de l'été,.
Sur le boulevard des Italiens, dit autrefois boulevard de Gand, en longeant devant le Café de Paris cette rangée de chaises où mêlées à quelques femmes de la Chaussée - d'Antin, qu'accompagnent leurs enfants et leurs maris, vient le soir s'épanouir un espalier de beautés nocturnes n'attendant qu'une main gantée pour les cueillir, la Peyrade reçut un terrible coup au cœur; de loin il avait cru apercevoir sa comtesse adorée.
Elle était seule, dans un éclat de toilette que ne semblaient guère autoriser le lieu et son isolement; devant elle, monté sur une chaise, frétillait un bichon blanc qu'elle caressait de ses belles mains.
Après s'être assuré qu'il ne se trompait pas, l'avocat allait s'élancer vers la céleste vi- sion, quand il fut devancé par un lion de l'espèce la plus triomphante ; sans jeter son cigare et sans même porter la main à son chapeau,
le beau jeune homme entra en conversation avec son idéal. Quand elle vit le Provençal pâle, et se disposant à l'aborder, sans doute, la sirène eut peur, car elle se leva et, prenant vivement le bras de l'homme qui causait avec elle : — Avez-vous votre voiture, Émile? lui ditelle; c'est ce soir la clôture de Mabille; j'ai envie d'y aller.
Ainsi jeté au malheureux avocat, le nom de ce lieu débraillé fut pourtant une charité, car il le dispensait d'une sotte démarche, celle d'aborder au bras d'un homme subitement constitué son chevalier l'indigne créature à laquelle, quelques moments avant, il pensait avec des trésors de tendresse.
— Elle ne vaut pas la peine d'être insultée, se dit-il à lui-même.
Mais, comme les amoureux sont gens qui ne laissent pas facilement déranger leur siège quand il est fait, le Provençal ne se tint pas encore pour renseigné à fond.
Non loin de la place que venait de quitter la Hongroise était assise une autre femme, également seule, mais celle-ci, d'un âge mûr, empanachée et abritant sous un cachemire, vieux
drapeau dont le temps avait terni les couleurs, les restes plaintifs d'une élégance de lustrée et d'un luxe avarié et passé de midtEn somme, l'aspect n'avait rien d'imposant et qui commandât le respect : au contraire.
La Peyrade alla donc s'établir auprès de ccHfr matrone, et lui adressant sans façon la parole : — Vous connaissez, madame, lui demandat-il, cette femme qui vient de s'en aller au bras d'un monsieur?
— Sans aucun doute, monsieur. Je connais à peu près toutes ces dames qui Tiennent ici.
— Et vous l'appelez ?
— Madame Komorn.
— Est-elle aussi imprenable que la forteresse dont elle porte le nom? continua l'avocat.
On se rappelle, lors de l'insurrection de Hongrie, que nous ne cessâmes d'avoir les oreilles rebattues par les nouvellistes et par la presse de la fameuse citadelle de Komorn, et la Peyrade savait que, conduite avec une a^tparence d'insouciance et de légèreté, une enquête réussit toujours mieux.
— Est-ce que monsieur aurait quelque i*- de faire sa connaissance?
- Je ne sais pas, repartit le Provençal, mais c'est une femme qui fait penser à elle.
--Et qui est bien dangereuse, monsieur !
reprit la matrone, un bourreau d'argent, n'ayant pas du tout de propension à reconnaître un peu généreusement ce que l'on fait pour elle.
Moi, je vous en parle savamment; quand elle arriva ici de Berlin, il y a six mois, elle m'avait été très-vivement recommandée.
— Ah ! fit la Peyrade.
— Oui, j'avais alors aux environs de Villed'Avray une très-belle propriété, avec parc, chasse, eaux vives pour la pêche, et, comme je-m'ennuyais là, toute seule, et que je n'étais pas assez fortunée pour mener la vie de châ- teau, plusieurs deces messieurs et de ces dames m'avaient dit : « Madame Louchard, vous devriez organiser chez vous des réunions en pique-nique. »
— Madame Louchard ! répéta la Peyrade, est-ce que vous êtes parente de M. Louchard le garde du commerce?
— Sa femme, monsieur, mais séparée par justice; une horreur d'homme qui voudrait bien
que je me remette avec lui, mais-moi, je puis tout pardonner, hors le ,". u , ^gards :
dire qu'un jour il osa lever la main sur moi !
— Enfin, dit la Peyrade, ramenant son interlocutrice à la question , les pique-niques s'organisèrent, et madame de Godollo, je vou- lais dire, madame Komorn.?
— Fut une des premières hébergées chez moi ; là elle fit la connaissance d'un Italien, un homme très-bien, un réfugié politique, mais dans le grand genre. Vous comprenez qu'il aie me convenait pas que des intrigues se nouassent dans ma maison ; pourtant cet homme était si aimant, et il était si malheureux de ne pouvoir se faire accueillir par madame Komorn, que je finis par m'intéresser à cette affaire de cœur, qui en fut une d'argent excellente pour cette madame, car elle a tiré de l'Italien des sommes considérables : eh bien, croiriez-vous qu'ayant eu dans le moment un besoin et lui ayant demandé de m'obliger d'une petite somme, elle me refusa et quitta ma maison, entraînant avec elle son amant, qui, du reste, n'a pas eu à se louer de sa connaissance.
— Que lui arriva-t-il donc? demanda la Peyrade.
— Il lui arriva que ce serpent sait loufJos- les langues de l'Europe ; que c'est une femme
ayant de l'esprit jusqu'au bout des ongles, mais encore plus de manège, si bien qu'il paraît qu'étant en relation avec la police, elle a livré au gouvernement des correspondances que l'Italien laissait traîner et qui lui ont valu d'être expulsé.
— Et depuis le départ de cet Italien, madame Komorn.?
— Depuis, elle a eu plusieurs aventures, a dérangé quelques fortunes; mais je la croyais partie. Pendant plus de deux mois, elle avait totalement disparu, lorsque l'autre jour elle s'est remontrée plus brillante que jamais. Pour moi, je n'engage pas monsieur à se lancer après elle ; cependant monsieur a l'air méridional, il doit être à passions, et peut-être que tout ce que je viens de lui dire n'a servi qu'à lui monter la tête : dans le fait, étant prévenu, il n'y aurait pas grand danger à courir, comme on connaît son saint on l'honore ; on ne peut pas le nier, du reste, c'est une femme séduisante, oh ! très-séduisante, elle m'aimait beaucoup, moi, quoique nous nous soyons mal quittées, et tout à l'heure encore, elle m'a demandé mon adresse en me disant qu'elle viendrait me faire visite.
— Enfin, madame, j'y penserai, dit la Êwp— rade en se levant et en saluant son infrilmurii r Ce salut lui fut rendu avec une grande froideur ; son brusque départ n'indiquait pas w_ homme sérieux.
En voyant l'avocat faisant avec une sorte da.
gaieté son enquête, on pourrait croire à SL guérison subite; mais cette surface de désinté- ressement et de sang-froid n'était que ce calme inusité de l'atmosphère par lequel s'annonce une tempête.
En quittant madame Louchard, la Peyrade se jeta dans une voiture de place, et là un déluge de larmes, pareil à celui dont avait été témoin madame Colleville le jour de l'affaire de la surenchère où il s'était cru roué par Cérizet, fut la première explosion de sa douleur.
L'investissement des Thuillier, préparé avec tant de patience, au prix de si rudes sacri- fices rendu inutile ; Flavie si bien vengée de la comédie odieuse qu'il avait jouée avec elle ; ses affaires dans un pire état qu'au moment où Cérizet et Dutecq l'avaient enfermé, loup dévorant, dans la bergerie d'où il s'était laissé chasser comme un mouton stupide; ses projets haineux contre la femme qui avait eu si
facilement raison de toute son habileté, et le souvenir encore vivant des séductions sous lesquelles il avait succombé, telles furent les pensées et les émotions de sa nuit sans sommeil ou agitée par des songes pénibles.
Le lendemain, la Peyrade ne pensait plus ; il était en proie à une fièvre violente, et les accidents devinrent assez graves pour que le médecin, dont la présence fut jugée nécessaire, dût prendre ses précautions contre les symptômes à peu près déclarés d'une congestion cérébrale; saignées, sangsues, glace sur la tête, tel fut pour le Provençal l'agréable dénoûment de son rêve d'amour ; mais aussi il faut se hâter d'ajouter que la crise survenue chez l'homme physique amena la parfaite guérison de l'homme moral : bientôt l'avocat ne garda plus pour la traîtresse Hongroise que le sentiment d'un froid mépris, ne s'élevant pas même jusqu'à l'idée d'une vengeance.